mercredi 31 décembre 2008

Raging Bull


Nous sommes en 1974 : Robert de Niro tourne avec Coppola Le Parrain II quand il découvre l’autobiographie du boxeur Jake la Motta. Il n’hésite pas à en parler à Martin Scorsese, obnubilé par le rôle que cela représenterait dans sa carrière. Scorsese, indifférent au monde de la boxe, mets le projet de côté et finit par le délaisse complètement. Le temps passant, De Niro poursuit son ascension tandis que Scorsese, de son côté, n’en mène pas large : New York New York lui démolit la santé autant que les drogues qu’il prend constamment, il gère difficilement ses autres projets de front, son second mariage se désagrège. De son côté, Mardik Martin écrit un scénario hélas trop classique au goût de De Niro, de plus en plus inquiet quant au projet. Paul Schrader intervient, réécrivant une large partie du scénario en donnant de l’épaisseur au frère de La Motta, absent du premier scénario, et en accentuant la violence et le côté libidineux du boxeur, juste pour enrager les studios. Scorsese était content de cette nouvelle mouture, mais pas De Niro, et quelques disputes éclatent comme d’habitude.

Alors qu’ils sont en pleine période de promotion de New York New York, le drame se produit : Scorsese, la santé détruite, ne résiste pas à une mauvaise drogue, et subit une hémorragie très grave. Entre la vie et la mort pendant plusieurs jours, Scorsese se remets en question. Il vient enfin de sortir de sa période suicidaire, et de comprendre pourquoi il doit réaliser Raging Bull. Il part alors s’isoler sur une île avec De Niro, qui le soigne, et tous deux réécrivent le script jusqu’à ce qu’ils désirent obtenir vraiment. Le film était né.

Tandis que Scorsese se casse la tête sur la mise en scène, Robert de Niro va jusqu’au bout de ses limites dans la préparation : il travaille quotidiennement pendant un an avec La Motta quand il ne passe pas du temps avec Joe Pesci, et va même jusqu’à participer à trois combats à Brooklyn, et en gagner deux. Le véritable Jake la Motta déclarera : « Quatre yeux au beurre noir, des dents cassées, une côte cassée ; si j'avais à classer Robby, je le mettrais dans les vingt premiers poids moyens du monde ». De son côté, Martin Scorsese aussi cherche la perfection : il opte pour le noir et blanc après une réflexion de Michael Powell sur la couleur des gants, chorégraphie chaque combat de manière très précise, estimant que la caméra doit être un « troisième boxeur », utilise du chocolat à la place du sang pour que l’image soit plus forte en N&B et, surtout, tourne son film comme si c’était le dernier. Huit films sur la boxe sont prévus en 1980, il s’agit de se démarquer de manière la plus frappante.

Hélas, à sa sortie, le film sera un échec commercial. Il existe cependant une consolation : Raging Bull est acclamé comme étant le chef-d’œuvre de la décennie, le chef-d’œuvre du Nouvel Hollywood, le chef-d’œuvre de Scorsese et l’un des plus grands chefs-d’œuvre du cinéma, rien que ça. Scorsese vient de prouver au monde entier qu’il était un « grand », qu’il pouvait prétendre au panthéon des cinéastes d’anthologie. Ce n’est pas pour rien que le film ait été élu tant de fois dans les top 10 de tous les temps, et même 3ème dans le classement des meilleurs films sportifs par ESPN sans que cela soit son but.

Le scénario est par exemple un monument biblique doublé d’une tragédie humaine. Outre l’audace de faire d’un égoïste mégalomane et violent le personnage principal du film (auquel le spectateur est sensé s’identifier), les paraboles religieuses exercées dans chaque scène, chaque action de La Motta prouvent que nous nous trouvons dans l’univers scorsesien par excellence : pêcheur, La Motta n’est finalement qu’un être à la recherche de rédemption, de pardon au travers de souffrance qu’il s’inflige lui-même en encaissant encore et encore les coups ; il ne parviendra pourtant jamais à trouver le salut puisque, par narcissisme, il ne se couchera jamais, même contre Sugar Ray Robinson. La relation destructrice entre les deux frères n’est pas aussi sans rappeler plusieurs histoires de l’Ancien Testament, même si on peut aussi y voir un règlement de compte entre Paul Schrader et son frère Léonard. Enfin, en racontant le récit du point de vue de La Motta lui-même, ce n’est pas tant la véracité et le refus de concession que le misérabilisme et la folie du personnage que Schrader et Scorsese soulignent.

Pour illustrer ce script à plusieurs niveaux de lecture, il fallait bien le talent d’un Martin Scorsese derrière la caméra, entouré par une équipe soigneusement choisie. Scorsese attache de l’importance a deux éléments en particulier : le son et les métaphores visuelles. Côté son, ses collaborateurs créent des bandes originales inédites pour les combats : les coups sont en fait des melons et des tomates écrasées violemment, tandis que des bruits et des respirations d’animaux sont ajoutés aux bruits des acteurs et que les flashs des photos correspondent à des coups de feu (ces bandes seront par ailleurs détruites par les techniciens afin que personne ne les réutilise ultérieurement). Scorsese utilise aussi quelques standards musicaux de l’époque, comme à son habitude, mais opte comme thème de référence une musique de Pietro Mascagni, qui exprime pour lui toute la tristesse que doit contenir le film. Visuellement, le cinéaste attache les frustrations de son personnage à une télévision en panne, glisse ça et là des références religieuses comme pour Who’s that knocking at my door ou Mean Streets et s’ingénie à illustrer chaque combat de manière différente, pour souligner la lente descente aux enfers de La Motta : le combat ultime se fera ainsi dans un ring qui domine La Motta et qui est peu visible dû à la chaleur qui s’en dégage (Scorsese plaça des bougies en dessous de la caméra pour créer un effet de flou). Le combat sera d’ailleurs découpé à la manière de la scène de la douche de Psychose, pour renforcer le côté horrifique du combat. Le reste du temps, Scorsese filme des combats comme personne avant lui, caméra au centre du ring et violence exacerbée, diamétralement opposée à la lenteur des autres scènes plus intimistes, le cinéaste préférant laisser libre action à ses comédiens et en particulier sa vedette.

La prestation de De Niro, unanimement saluée voire acclamée (la 10ème meilleure performance de tous les temps par le magazine Premiere), est elle aussi un des éléments phares de ce film : la préparation de De Niro mais aussi son incroyable métamorphose physique (il prit 30 kilos en 4 mois) ajoutent encore plus de réalisme à une interprétation hors-norme, bigger than life, consistant à rendre humain mais pas sympathique pour autant un être ignoble doublé d’un véritable champion. Dérangé et fascinant, ambigu, le personnage de Jake la Motta était plus qu’un défi : c’était une mission quasi impossible, un suicide artistique. Robert de Niro nous a prouvé que rien n’est irréalisable, mais il a aussi démontré qu’il était l’un des plus grands acteurs de tous les temps, aux côtés par exemple d’un Marlon Brando cité implicitement en référence (De Niro ne devait pas réciter Sur les quais mais Richard III à la base ; c’est à nouveau Michael Powell qui guida Scorsese sur la voie d’une référence américaine). De Niro parvient ainsi à dominer le film, mais son génie consiste également à ne pas écraser ses partenaires à l’écran, se servant d’eux comme d’une source d’énergie supplémentaire ; il est vrai que Cathy Moriarty et encore plus Joe Pesci sont inoubliables.

A vif, le film de Martin Scorsese et Robert de Niro, puisqu’il est autant le mérite de l’un et de l’autre, sommet de la carrière de chacun, rédemption pour l’un et dépassement de soi pour l’autre, synthèse de l’univers scorsesien et redéfinition du jeu d’acteur, restera probablement comme le chef-d’œuvre d’une époque, du cinéma au sens général même, fruit de dix ans de travail et d’amitié entre deux artistes qui ont créé une référence incontournable dans l’univers du septième art.

Note : *****

0 Comments: