lundi 28 janvier 2008

American Gangster


La trilogie du Parrain, Les Affranchis, Casino, Scarface, L’ennemi public, Les anges aux figures sales, Les fantastiques années 20 ; difficile de faire un film sur le gangstérisme associé au rêve américain sans avoir ces titres qui viennent à l’esprit, et qui rappelle que le genre est depuis longtemps riche de chefs-d’œuvre indétronables. D’autant plus grand est le mérite de Ridley Scott de s’être attelé à la réalisation d’American Gangster.

A l'origine du film se trouve un article de Mark Jacobson publié le 14 août 2000 dans le magazine New York et intitulé The Return of Superfly. Le journaliste y donnait un compte-rendu de ses entretiens (avec Nicholas Pileggi, coscénariste des Affranchis et de Casino comme intermédiaire) avec Frank Lucas, trafiquant et pourvoyeur d'héroïne à grande échelle, chef de famille et figure charismatique de la communauté noire, qui revenait sur sa carrière de malfrat. Le titre fait allusion à Superfly, un monument de la Blacksploitation rendu célèbre par la chanson éponyme de Curtis Mayfield, monument qui aurait été inspiré de Frank Lucas lui-même. Universal acquit les droits de l'article l'année de sa publication, mais le projet fut mis en stand-by jusqu'à ce que Ridley Scott soit désigné pour le mettre en scène.

Encore que Ridley semble avoir eu de la chance puisque il a été envisagé un moment de confier le film à Brian de Palma, Antoine Fuqua ou encore Terry George, qui retravailla d’ailleurs le script original de Streven Zaillian. Côté casting, on a évoqué les noms de Brad Pitt, Benicio del Toro, Joaquim Phoenix, Don Cheadle, Ray Liotta, John C. Reilly ou encore James Gandolfini avant de voir les rôles principaux confiés à Josh Brolin, Denzel Washington et Russel Crowe, engagé par Ridley Scott après le tournage de A good year.

Au fil des années, on a pu remarquer que Scott n’aime pas laisser les éléments historiques au hasard. Pour s’assurer le maximum d’authenticité, le cinéaste n’a pas hésité à faire appel à Frank Lucas et Richie Roberts eux-mêmes comme conseillers techniques, ainsi que quelques acteurs ayant connu Harlem à l’époque des faits comme Ruby Dee ; il n’a pas non plus hésité, en se basant sur ses propres souvenirs, à filmer dans les véritables endroits de l’action, à New York, Harlem, Long Island et même en Thaïlande.

Forcément, on se dit d’entrée de jeu « Ok, c’est un film de gangster, fait par Ridley Scott, donc rien de neuf sous le soleil mais au moins on en aura plein les mirettes » ; eh bien oui et non. Oui il n’y a rien de neuf car tout a déjà été fait : les interprétations inoubliables, la tragédie, la virtuosité de la mise en scène, le faux happy-end, tout ça se trouvait déjà chez Coppola ou Scorsese. Mais là où il faut bien faire attention, c’est réduire le film à un divertissement standard hollywoodien. La précision et l’authenticité de la mise en scène de Scott ne laisse planer aucun doute quant à une recherche approfondie sur le sujet (musiques de l’époque, soin apporté aux costumes, décors et maquillages pour vieillir les acteurs) qui est juste parfois étouffée par des effets de style un peu éculés (la caméra portée toute tremblante lors d’une course-poursuite) mais Scott ne cherche pas à être original. Mieux, il sait revendiquer les grands films de l’époque de manière directe ou non : American Gangster, c’est l’héritage de French Connection, Serpico, Le Parrain 1 & 2, Mean Streets ou encore la Blaxploitation.

Une des idées intéressantes du film est de faire un parallèle entre la vie chaotique de Roberts et la vie rêvée de Lucas à travers un montage alterné plutôt réussi ; cependant, on regrettera d’avoir des scènes un peu trop « inutiles » qui ralentissent le rythme du film, notamment le divorce de Roberts qui, s’il apprend de très petites choses sur le personnage, aurait tout aussi bien pu être retiré du scénario, ou du moins raccourci au strict minimum. Le thème principal du film, à savoir le fameux rêve américain, est traité avec ce qu’il faut de lucidité et d’ironie, totalement détruit par un plan final très symbolique quant à l’état de notre société actuelle.

Bien sûr, la grande force du film résulte autant de la mise en scène que du duel au somemt entre Russel Crowe, superbe, et Denzel Washington. Ce dernier compose un Frank Lucas qui, par son calme qui dissimule une violence extrême, par l’intelligence de ses propos mais surtout par sa sobriété et son rattachement aux valeurs élémentaires, deviendra à ne pas douter une figure incontournable du genre policier à venir. Sans faire la moindre fausse note, Denzel Washington prouve qu’il est assurément l’acteur le plus charismatique et le plus doué du casting, pourtant très bon. Mention spéciale d’ailleurs à Josh Brolin en flic ripoux, qui semble bien parti pour faire parler de lui dans les prochaines années (frères Coen, Oliver Stone).

Qu’est-ce qui cloche alors ? Difficile à définir : quelques longueurs, un manque de profondeur dans la dramaturgie, un certain classicisme dans le scénario et un peu d’esbroufe dans la mise en scène. C’est d’autant plus dommage que le film, sans grande prétention malgré son sujet épique et son côté saga avec un criminel « bigger than life », retrouve le souffle et l’esprit seventies, la grande époque de ce genre de polar urbain qui a défini toute une mythologie du cinéma policier contemporain. Il s’en est fallu de peu qu’American Gangster devienne l’égal d’un Parrain ou des Affranchis ; en dépit il reste un film passionnant servi par des interprètes en très grande forme.

Note : ***

mardi 22 janvier 2008

Les maraudeurs attaquent (Merrill's Marauders)


Si l’on devait résumer les films de Samuel Fuller à trois genres, ce serait ceux-ci : westerns, films noirs et films de guerre. Bref trois genres typiquement américains, que Fuller a élevé très haut avec ses métrages. L’indépendance du cinéaste n’a pourtant pas toujours été de mise, et c’est comme cela qu’il s’est retrouvé à réaliser des œuvres de commande comme Les maraudeurs attaquent.

Fuller a déjà 13 films à son actif (et quelques chefs-d’œuvre comme The Steel Helmet, Le port de la drogue ou 40 tueurs) lorsque la Warner lui propose d’adapter le récit militaire d’un soldat sous les ordres du général Frank Merrill. Réticent car sentant poindre l’œuvre propagandiste en faveur de l’armée américaine, et ne voyant pas l’intérêt d’adapter l’expérience militaire d’un autre plutôt que la sienne, Fuller finit par céder lorsque le producteur lui conseille d’envisager cela comme un « dry run » (expression militaire désignant une répétition avant une opération importante) à ce qui sera le chef-d’œuvre du cinéaste, The Big Red One. Le héros du film ne sera autre que Gary Cooper au départ, mais la mort de ce dernier poussera Fuller a choisir Jeff Chandler à la place. Le réalisateur sait d’ailleurs très bien s’entourer puisqu’il aura comme conseiller un ancien soldat de Merrill, tout comme l’un des acteurs sera lui aussi un survivant de la campagne de Merrill.

Si lors du tournage tout se passe bien, à l’exception de la santé dégradante de Jeff Chandler, on ne peut pas en dire autant des rapports entre le studio et Samuel Fuller : on sent le film de Fuller peu patriotique, on veut le remplacer, ce qui est d’ailleurs fait jusqu’à ce que les producteurs se rendent compte que le nouveau est nul, et ne garde qu’un seul des plans retournés. Ce qui n’empêchera pas la Warner de modifier le montage final, en incorporant notamment en guise de conclusion un défilé militaire ; ironie du sort, la critique de l’époque dira que seul ce défilé fait fictionnel dans le film ! Ombre au tableau : l’acteur Jeff Chandler ne verra jamais le film puisqu’il mourut peu de temps après la fin de tournage d’une crise cardiaque, ce qui poussa les détracteurs de Fuller à dire que le cinéaste l’avait épuisé…

L’ensemble de la critique de l’époque, bien qu’elle acclama la réussite globale du film, ne put s’empêcher d’y voir une œuvre propagandiste ; il convient pourtant d’observer attentivement le film avant d’émettre un tel jugement, et surtout de connaître la personnalité du cinéaste. Samuel Fuller n’a ainsi jamais caché qu’il détestait la guerre pour l’avoir vécue de l’intérieur, et n’a jamais voulu en faire l’apologie à travers ses films ; il déclarera ainsi que la plus belle critique pour Les maraudeurs attaquent viendra du fils du général Patton : « C’est formidable, mais il ne donnera envie à personne de rejoindre l’armée ! ». Fuller a toujours voulu dénoncer l’apologie que l’on faisait de la guerre dans les films hollywoodiens, et il le prouve d’ailleurs ici au travers d’un plan, assez simple mais très problématique pour les studios car très significatif : des soldats pris au piège dans un dédale de béton, tout le monde tirant sur tout le monde, les Américains sur les Américains et les Japonais sur les Japonais, le tout filmé en un seul panoramique. L’idée est très claire : la guerre est absurde, et on n’est jamais sûr de se faire tuer par l’ennemi plutôt que par son ami. Ce plan accompagné de l’ensemble du récit (finalement peu de combats, filmés d’ailleurs d’assez loin si possible comme si les soldats n’étaient que des fourmis) qui évoque le jusqu’au-boutisme imposé aux volontaires de Merrill, le combat à l’épuisement, un combat voué à l’échec dès le départ. La mise en scène de Fuller s’évertue donc à montrer comment ses hommes se sont battus et sont morts non pas en vain mais presque ; un constat très amer pour un film hollywoodien.

Hormis Jeff Chandler, admirable en colonel Merrill borné et fier, mais exemplaire pour ses hommes, peu ou pas d’acteurs connus peuplent le film, ce qui renforce un peu plus le côté humain et non hollywoodien du récit. Des acteurs qui, dans l’ensemble, sont assez justes.

Film ambigu de prime abord, mais très clair lorsqu’on y regarde de plus près, Les maraudeurs attaquent n’est certes pas un chef-d’œuvre, ni du cinéma, ni du cinéaste ; il est simplement un « dry run » de ce que sera The Big Red One, mais il contient assez d’éléments pour convaincre que c’est un bon film et dont la morale ne perd pratiquement rien de sa puissance malgré l’ajout idiot de la séquence finale par la Warner. C’était mal connaître Samuel Fuller de croire que cela changerait de beaucoup la qualité du film.

Note : ***

jeudi 17 janvier 2008

L'expérience (Das Experiment)


Olivier Hirschbiegel : un cinéaste allemand issu de la télévision qui, l’espace de deux films (le second étant La chute) très controversés, est devenu le symbole du nouveau cinéma allemand. Et L’expérience n’est autre que son premier film de cinéma.
A la base, un roman : Black box. A la base du roman, une expérience : celle du professeur Philip G.Zimbardo intitulée la « Stanford Prison Experiment » en 1971, où une poignée de volontaires a accepté de jouer les prisonniers et les matons pendant deux semaines sous le regard du professeur. Seul hic : l’expérience s’est arrêtée au bout de six jours parce que les participants présentaient des « comportements pathologiques » qui ont inspirés certaines scènes du film, comme la scène de l’extincteur au début ou encore celle où les prisonniers devaient nettoyer les toilettes avec leurs habits. Gros succès public dans son pays d'origine, L'expérience a été présenté et récompensé dans de nombreux festivals : Prix du meilleur réalisateur à Montréal en 2001, Prix du meilleur réalisateur, du meilleur scénario et de la meilleure photographie à Munich en 2001, Prix du meilleur scénario à Porto en 2002 et Prix du meilleur acteur (Moritz Bleibtreu) à Seattle en 2002.

Un petit mot sur le tournage : d’abord, Hirschbiegel n’a pas hésité à largement se documenter sur les comportements humains à travers des livres, vidéos, rapports et rencontres avec des psychologues et des psychiatres. « Tout ce qui se produit dans le film devait être plausible, possible », insiste-t-il. Ensuite, pour donner plus de crédibilité aux scènes de son film, Oliver Hirschbiegel a parfois laissé place à l'improvisation, ne donnant que quelques indications à ses acteurs et laissant sa caméra filmer. De l'avis même du réalisateur, la frontière entre les acteurs et leurs personnages a commencé à s'effacer, d'autant plus qu'Oliver Hirschbiegel avoue avoir favorisé certaines amitiés et antipathies pour les besoins de l'intrigue. Pour plus de véracité, les prisonniers étaient réellement enfermés dans leurs cellules le temps des prises de vue, bloqués par de lourds barreaux fermés à clé. Au beau d'un moment constate le metteur en scène, « les gardiens et les prisonniers étaient effectivement deux groupes distincts qui ne se mélangeaient pas. Ils prenaient même leurs repas séparément. » Enfin, le film fut tourné dans l’ordre chronologique des scènes, pour jouer sur l’état psychologique des acteurs.

Tout ça c’est bien joli, mais que raconte vraiment le film ? Eh bien c’est simple : comment le pouvoir donne à certains des idées trash, et comment les dominés de nature se laissent manger sur la tête par les esprits forts. Thème finalement peu mis en avant au cinéma il est vrai, mais dont le traitement cinématographique ici n’est pas sans danger : L’expérience est avant tout un film voyeuriste. Les partisans du film crieront que c’est un film qui dénonce une forme de téléréalité ; d’accord, il y a matière à débat, mais quid des scènes gratuites comme la nudité de la scientifique, qui manque de se faire violer, ou des scènes de violences excessives et parfaitement inutiles (l’humiliation du héros qui se fait uriner dessus par tous) ? Un tout autre traitement était possible, mais Hirschbiegel n’en a visiblement pas voulu, alourdissant en outre son récit d’histoires annexes en fin de compte assez inutiles : oui, le personnage féminin a un rôle important, mais devait-on se farcir tous ses flash-back, justifications aux scènes suivantes ? L’enfermement du héros dans un coffre (aux étranges mesures d’ailleurs : plus petit qu’un homme d’extérieur, aussi grand qu’un placard à l’intérieur) devait-il être si long ? Pourquoi établir les portraits de tous les personnages si c’est pour n’en retenir que 3 ou 4 ? La distanciation qu’Hirschbiegel veut créer à travers le côté froid de sa mise en scène n’est hélas pas suffisant pour nous éviter une mauvaise position face au film : soit on adhère (ce qui est ambigu, car cela voudrait dire qu’on prendrait une certaine forme de plaisir à voir quelques pauvres quidams traités comme des bêtes), soit on rejette, pas de demi-mesure.

Il y a aussi un manque de positionnement du cinéaste face à son sujet (le même problème se retrouvera d’ailleurs dans La chute) : est-il pour ou contre l’expérience ? De quel côté se trouve-t-il ? Cela doit sans doute relever du souci d’objectivité, ce qui en soit est appréciable, mais tant de scènes sont problématiques dans L’expérience que l’on aurait aimé avoir un message clair qui nous dirait l’opinion du réalisateur, et non pas une enfilade de stéréotypes (le vilain vraiment méchant et manipulateur qui semble sorti d’un Derrick, le côté aryen en plus) qui étouffe par ailleurs la réflexion d’Hirschbiegel sur la société moderne, la faisant passer pour une histoire racontée et non plus une allégorie.
C’est dommage car la plupart des acteurs ne sont pas mauvais, et Moritz Bleibtreu est même assez bon dans ce mélange improbable de Murphy dans Vol au-dessus d’un nid de coucou et Boden dans Shock Corridor de Samuel Fuller.

L’idée de base était donc intéressante ; c’est le traitement qui, a trop vouloir en faire, casse tout, réduit le film non plus à une réflexion sur le pouvoir et la manipulation mais un divertissement froid. Fort dommage.

Note : **

jeudi 10 janvier 2008

Le deuxième souffle


Alain Corneau effectue son grand retour, et pas n’importe comment : en adaptant, 40 ans après Jean-Pierre Melville, Le deuxième souffle de José Giovanni.

Je ne me lancerai pas dans une analogie entre les deux films, à de rares exceptions près, pour la simple raison qu’un cinéaste n’est pas l’autre, qu’une époque n’est pas l’autre, et que le film de Melville a atteint au fil des années une telle sacralisation que la version de Corneau ne pourrait qu’en pâtir. Concentrons-nous donc sur cette dernière version.

Propos du cinéaste : « On a souvent parlé du film de Jean-Pierre Melville, qui me fascinait, explique le cinéaste. Lui refusait d'admettre que c'était un grand film, à cause de tous les soucis qu'il avait eu avec Melville. Il reprochait au film de manquer d'oxygène, d'être dénué de sentiments, de ne pas faire passer l'amitié qu'il y avait entre les gens. Après avoir réalisé Police Python 357 et La Menace, je cherchais des idées autour d'histoires fortes, comme celle du Deuxième souffle. Je n'envisageais pas du tout de le refaire, car pour moi c'était un univers d'avant, avec des postures morales qui étaient devenues académiques. On a réellement, sérieusement, commencé à parler de refaire Le Deuxième souffle dans les années 70-75 avec José, qui était plutôt partant. On en parlait deux fois par an, chaque fois qu'on se voyait. Un jour j'ai dit : "Allez, cette fois, je vais essayer". J'ai gambergé, de façon incohérente. Fallait-il actualiser l'intrigue ? J'ai essayé : cela partait en quenouilles... Mais si je faisais un film d'époque, je courrais le risque qu'il soit décoratif. Fallait-il le délocaliser ? J'ai rencontré des producteurs américains, mais j'ai vite compris que cette histoire était enracinée dans notre culture. ».

L’intelligence de Corneau a été de ne jamais cherché à ressembler au film de Melville, mieux il cherche à s’en éloigner un maximum en évitant le réalisme et l’épure du cinéaste au stetson et aux lunettes noires au profit d’une mise en scène baroque, sauvage et très stylisée. La mort de Gu, par exemple, fait irrémédiablement penser (et Corneau l’a confirmé) au cinéma asiatique, celui de John Woo en particulier avec ses ralentis, cette stylisation de la destruction, du chaos et de la mort. Une mise en scène très audacieuse donc qui ne rend pourtant pas totalement justice au film : le décalage entre la stylisation du récit et le récit lui-même est ainsi tellement grand que l’on finit par décrocher. L’histoire est quand même sensée se passer à la fin des années 50, ce qui impliquait une autre forme de réalisation que celle, excessive, de Corneau, où même les couleurs sont devenues à ce point étudiées que le décrochage temporel est flagrant : le film est beau, mais ne colle pas avec le récit tragique écrit par Giovanni.

A propos de récit, on remarquera que Corneau s’est attardé sur deux éléments que Melville avait plus ou moins laissé de côté : la relation amoureuse entre Gu et Manouche, et le caractère tout aussi épuisé que Gu du commissaire Blot.

Là où il faut aller chercher les bons éléments, c’est dans le casting. Prestigieux (Daniel Auteuil, Monica Bellucci, Michel Blanc, Eric Cantona, Jacques Dutronc, Gilbert Melki, Nicolas Duvauchelle, Philippe Nahon, Daniel Duval), il est surtout dans la plupart des cas tout à fait approprié : Daniel Auteuil, par exemple, compose un Gu éloigné de celui de Lino Ventura, mais c’est tant mieux : Auteuil semble ainsi plus facilement porter le poids de l’âge, la fatigue, le côté usé, à bout de souffle du personnage que ne le faisait Ventura, trop fort pour avoir un aspect vieux jeu, dépassé. Dutronc effectue quant à lui une prestation magique, celle d’un véritable dandy que l’on sait très dangereux, tandis que Monica Bellucci, teinte en blonde pour l’occasion (écho flagrant à Brigitte Bardot, dont la ressemblance est assez troublante) s’en sort sans trop de casse. Mais celui qui domine tout le film, comme d’habitude depuis quelques années, est sans conteste Michel Blanc, assurément tragédien dans l’âme qui fait oublier Paul Meurisse sans trop de peine en le rendant plus humain avec ses doutes, ses tromperies mais aussi, à la fin, une forme de tendresse, de justice à l’égard de son éternel rival. Une performance tout simplement grandiose.

Autre élément réussi : la musique, composée par Bruno Coulais (déjà actif sur Les rivières pourpres). « On s'est découvert un amour commun pour Howard Shore... » confie le réalisateur, « Je savais que sur ce film il me faudrait un compositeur unique, aux commandes de tout le film. Il a compris très vite le style du film. Dès sa première maquette, tout était là : l'univers en suspension, purement tragique, dramatique, une musique jamais synchrone avec l'image dans le sens direct du terme, qui donnerait aux images l'oxygène nécessaire. J'ai pu faire tout le montage avec ses maquettes ».

Film intéressant, ambitieux, audacieux, Le deuxième souffle de Corneau souffre cependant d’un manque de crédibilité, d’une trop grande volonté de s’inscrire dans la mode actuel du film policier pour parvenir à toucher l’essence même du roman de Giovanni : l’histoire d’un homme fini face à son destin, se précipitant vers sa propre mort par conviction personnelle. Une pure tragédie que Corneau a manqué de peu, et c’est bien dommage.

Note : **

dimanche 6 janvier 2008

L'homme à la caméra (Chelovek s kinoapparatom, Человек с киноаппаратом)

Un documentaire mythique et qui redéfinit le sens du cinéma que cet Homme à la caméra !

Vertov inscrit d’emblée son film dans le documentaire métaphorique. Etablissant une corrélation entre ce qu’il filme et la manière dont il filme (réveil calme de la ville : plans fixes, agitation : plans en mouvement et montage rapide), le cinéaste souhaite impliquer directement le spectateur dans le récit : il ne le crée pas pour lui mais avec lui, appliquant ainsi sa théorie du « ciné-œil ».

Vertov élabore sa théorie du « ciné-œil » autour de l'idée que la caméra perçoit mieux la réalité que ne peut le faire l'oeil humain. Pour bien saisir la pensée de Vertov, il faut avant tout comprendre son obsession pour la vue, car il y a une telle méfiance de l'oeil chez lui, qu'il n'est pas étonnant de l'entendre glorifier l'invention de la caméra, comme le ferait un astronome pour le télescope par exemple : « Notre oeil voit très mal et très peu, alors les hommes ont imaginé le microscope pour voir les phénomènes invisibles, ils ont inventé le télescope pour voir et explorer les mondes lointains inconnus, ils ont mis au point la caméra pour pénétrer plus profondément dans le monde visible, pour explorer et enregistrer les faits visuels, pour ne pas oublier ce qui se passe et dont il sera nécessaire de tenir compte par la suite. » Ainsi, pour Vertov, il y a cette idée qu'on ne peut pas vraiment se fier à l'oeil humain lorsqu'il s'agit d'observer la réalité, mais il y a aussi cette idée fondamentale d' « enregistrer des faits visuels », c'est-à-dire d'immortaliser des événements sur pellicule : « C'est la vie même que nous plaçons au centre de notre intention et de nos travaux et puisque, tout comme vous, nous entendons par fixation de la vie, la fixation du processus historique. » C'est là un des buts premier de Vertov et une partie de ses efforts visent à la conservation du passé : « C'est pourquoi il faut traiter avec sérieux les actualités cinématographiques, cette fabrique de matériaux, où la vie, en passant par l'objectif de la caméra, ne s'enfuit pas à jamais et sans laisser de traces. »

Le cinéma de Vertov implique donc un refus total et catégorique de soumission aux codes cinématographiques : pas d’acteurs (même si ici, son frère et chef opérateur est un personnage récurrent), pas de décors planifiés, pas de scénario, bref un cinéma qui se construit de lui-même selon ce qui l’entoure. Un procédé déroutant, très en avance sur son temps qui porte le récit vers une expérience unique.

Vertov oublie ainsi l’idée d’un cinéma comme mode de divertissement, d’éducation ou autre, mais le profile comme un moyen de découvrir le monde, le vrai, celui qui nous entoure. Il s’éloigne donc de ses compatriotes comme Eisenstein et de leurs théories sur le cinéma. En revanche, et c’est là le plus grand reproche que l’on pourrait faire au film, il n’en délaisse pas moins un côté nationaliste proche de la propagande : durant son film, Vertov ne montre qu’une Russie saine, propre, organisée, où les habitants sont soit de grands sportifs soit des intellectuels. Il y a même cette image, à la limite de la contemplation, cadrant un buste de Lénine. Rien de bien méchant, si ce n’est que cela soutient la thèse d’un pays en phase de devenir une importante puissance mondiale inégalable. Connaissant le contexte historique, on le droit d’être sceptique sur la moralité du film…

Pourtant, le film n’en est pas moins déplaisant. Avec le temps, il ne semble même pas vieillir, conservant ce mystère qui fait son charme et son aspect unique. Cocteau dit un jour : « Lorsqu’une œuvre semble en avance sur son époque, c’est simplement que son époque est en retard sur elle. » Une citation qui semble convenir parfaitement à ce film.
Film-phare de l’histoire du septième art, source d’inspiration pour de nombreux artistes, précurseur du cinéma expérimental, L’homme à la caméra est une œuvre unique, inégalée et inégalable, que bien plus de cinéphiles devraient connaître…

Note : *****

mercredi 2 janvier 2008

Syriana


Certains auteurs n’hésitent pas à prendre des risques quand ils font un film, et même parfois de très gros risques. C’est un peu le cas de Syriana où Stephen Gaghan attaque frontalement l’industrie pétrolière, aussi bien d’un point de vue que de l’autre.

Pour les cinéphiles, Stephen Gaghan est l’auteur du scénario de Traffic de Soderbergh, film déjà choral et agressif sur la drogue aux USA et au Mexique. En s’inspirant d’un livre de Robert Baer (La Chute de la CIA : les Mémoires d'un guerrier de l'ombre sur les fronts de l'islamisme) qui est en fait un ancien agent de la CIA, Gaghan a trouvé l’occasion de repasser derrière la caméra après un premier film passé inaperçu. Mais bien que son film ait été choisi par l’American Film Institue pour son top 10 de l’année 2005, on doit se rendre à l’évidence : Gaghan est certainement un très bon scénariste mais un réalisateur un peu lourd.

En effet, la réalisation est très plate : l’action est filmée sans vie, la mise en place est longue, et pour blâmer un peu le scénario des personnages et des scènes n’ont pas leur place dans le film (qu’est-ce qu’on se fout du père alcoolique en fin de compte ?). C’est dommage, car on sent un vrai effort de la part de Gaghan de faire de son film un chef-d’œuvre, notamment au niveau des décors et des costumes. Hélas, il n’atteint pas la hauteur de ses ambitions et le film s’éternise de trop pour réellement nous captiver.

Le scénario en revanche, et malgré un léger surplus inutile, est très bien construit dans l’esprit « effet papillon » : les destins s’entrecroisent sur un simple fait dramatique, la mort d’un enfant. A partir de là, Gaghan commence son attaque des Arabes conservateurs, des Américains capitalistes, des militaires qui prônent la guerre et des sociétés qui tentent discrètement de gagne de l’argent malhonnête. Sans parti pris, Gaghan tire à bout portant sur un côté comme sur l’autre avec la même rage, la même qui animait Traffic. Certainement le point fort du film, d’autant que le nombre de personnages à gérer est impressionnant.

Il convient aussi de saluer les acteurs, et en particulier George Clooney, frappé du syndrome Actor’s Studio (il a grossi de 15 kilos et s’est laissé pousser la barbe uniquement pour un second rôle) mais qui lui réussi puisqu’il a obtenu l’Oscar pour ça. Chacune de ses apparitions fait plaisir à voir, et à lui seul il domine le film, malgré un casting alléchant bien qu’inégal (on aurait aimé voir plus souvent Chris Cooper, William Hurt ou Christopher Plummer) où Matt Damon s’en sort avec les honneurs à défaut de réellement nous bluffer.

Un film « qui aurait pu se passer à n'importe quelle époque, dans n'importe quelles circonstances lorsque se conjuguent l'ambition effrénée de l'homme, son orgueil démesuré et de vieux fantasmes impérialistes » selon Gaghan, qui aurait du confier son film à un cinéaste plus rôdé au film politique. Parce que de fait, Syriana (dont le titre désigne, dans la langue des tacticiens de Washington, un très hypothétique remodelage politique du Moyen-Orient) n’est qu’une pâle copie de Traffic, ennuyante malgré un discours intéressant. Quel paradoxe.

Note : **