dimanche 21 décembre 2008

After Hours


Il existe dans l’esprit de beaucoup de gens une différence fondamentale entre les cinéastes auteurs et les cinéastes commerciaux, une différence tellement importante qu’il est impossible qu’un réalisateur puisse se trouver entre les deux. Vraiment ? Pas convaincu, tant les transgressions sont nombreuses et en particulier chez un cinéaste comme Martin Scorsese, comme il le prouve avec After Hours.

Après La valse des pantins, le cinéaste n’est pas au mieux de sa forme : déprimé, il est devenu un cinéaste qu’on occulte un peu, sa dernière décennie étant un peu chaotique (hormis l’immense succès critique de Raging Bull) et surtout peu rentable. Conscient de sa situation, Scorsese reconnaît qu’il a besoin de réaliser un film léger et, surtout, qui rapporterait de l’argent. Le hic, c’est que les studios ont repris le pouvoir depuis la fin du Nouvel Hollywood, et imposent leurs idées ce que Scorsese n’aime pas trop, et il décline donc bon nombres de scénarios. Ce n’est que le jour où il se rend chez son avocat, Jay Julian, que ce dernier lui propose A night in Soho, un script plutôt écrit comme un roman, dans un style amateur mais sincère et qui est en réalité la thèse de Joseph Minion à la Columbia Film School. Tim Burton est déjà prévu en remplacement si Scorsese refuse, ce qui n’est pas le cas : le cinéaste tombe amoureux de la première partie du récit ! Il se chargera de modifier la fin par la suite.

Fin qui posera d’ailleurs problème : comment conclure ce récit invraisemblable ? Une des premières versions du script prévoit que June, le personnage de Verna Bloom, emmènerait Paul dans sa cave pour le cacher et que là, elle enflerait de sorte à devenir géante, écarterait les cuisses pour permettre à Paul de retourner dans le ventre maternel, ce que Paul acceptait et ce qui lui permettait, après être retourné dans l’utérus, de rentrer chez lui nu comme un ver : lorsque Scorsese soumis cette fin à Griffin Dune, celui-ci s’écria « Marty, tu ne peux pas tourner ça ! Jamais de la vie ! ». Plusieurs idées sont alors lancées par les amis de Scorsese : Spielberg, par exemple, verrait bien une fin clin d’œil à L’invasion des profanateurs de sépultures ; Michael Powell, lui, propose que Paul retourne au travail le lendemain matin, ce à quoi Michael Palin adhère à l’inverse de Terry Gilliam qui dit à Scorsese de « coupez ça ! ». Ce sera finalement, et une fois de plus dans la carrière de Scorsese, qui l’emportera.

Le film sera une cure de jouvence pour Scorsese, qui tourne avec une équipe légère et un budget presque ridicule, bref qui revient à une forme de tournage proche de ses débuts. Il met aussi en avant un quartier de New York peu illustré au cinéma, Soho, ce qui ne peut que ravir cet amoureux de la Big Apple. A sa sortie, le film est remarqué, applaudi (Prix de la Mise en scène à Cannes) et est un joli succès dans les salles, ce qui redore le blason du réalisateur.

After Hours est ce qu’on pourrait appeler un ovni dans la filmographie de Scorsese : aucun des autres films du cinéaste, qu’ils soient personnels ou de commande, ne lui ressemble. On peut même dire que le film, par moments, est l’antithèse du style scorsesien : le personnage principal, cette fois, n’essaie pas de s’intégrer à la société, mais d’y échapper ; de même il n’y a pas une majorité de personnages masculins mais bien féminins. On utilise également peu de musiques contemporaines au profit d’une musique étrange composée par Howard Shore. Il y a aussi deux univers que l’on ne pensait pas forcément voir chez Scorsese qui semblent se croiser : d’une part Hitchcock (un pauvre quidam est pris malgré lui dans un engrenage de catastrophes) et d’autre part Kafka. Le film ne s’agence pas non plus particulièrement comme un long récit mais plutôt comme un ensemble de saynètes : ensemble, elle forme une comédie paranoïaque invraisemblable mais, séparément, chaque sketch reste réaliste, plausible : paradoxe cher aux surréalistes que Scorsese utilise ici à merveille.

Il y aussi dans la mise en scène le plaisir évident qu’à eu le cinéaste à faire son film : mouvements de caméras virtuoses, clins d’œil en tous genres, éparpillement de détails qui renforce l’idée d’un film-puzzle (dont certaines pièces manquantes rende le film encore plus étrange) et un plaisir évident à torturer le personnage de Paul (voir ce caméo de Scorsese dans la boîte de nuit, à la poursuite qui éclaire Paul durant toute la scène).

Le script ne semble pas avoir de sens, et pourtant il est d’une cohérence certaine, chaque sketch complétant le suivant ou celui d’après. On pourra même s’amuser, puisque nous sommes dans le délire schizophrène le plus complet, de voir le film comme une métaphore du monde moderne : Paul, petit informaticien, subit une forme de bug dans le courant de sa nuit (le nom de famille de Paul étant Hackett, littéralement « Hacked » soit « piraté ») et, tentant d’éviter les bugs qui suivent (les frustrées, les locataires paranos) il ne trouvera le calme que de retour dans son bureau, où son propre ordinateur sera le seul être agréable avec lui en lui disant « bonjour ». Une théorie absurde certes mais qui semble coller avec le film, puisque la notion de moderne se retrouve même dans l’art (les sculptures de Kiki notamment, où l’évocation au tableau Le Cri d’Edvard Munch).

Enfin saluons la performance de Griffin Dune, parfait dans son rôle de victime (vraiment ? Il est quand même responsable de la mort de Marcy…) qui reste, malgré tous ses ennuis, d’une affabilité exemplaire. La méthode de direction de Scorsese marcha donc pleinement ; le cinéaste avait ainsi demandé à Dune de limiter son sommeil et ses activités sexuelles durant tout le tournage, pour paraître plus convaincant dans le côté « paranoïa ». Une performance qui valut d’ailleurs à Dune une nomination aux Golden Globe.

Objet filmique étrange, virage à 180° pour Martin Scorsese et comédie paranoïaque par excellence, After Hours mérite une place à part dans la filmographie du cinéaste : non seulement elle prouve qu’il est capable de filmer tout, mais elle lui a également permis, tout en laissant libre cours sa personnalité, de revenir sur le devant de la scène cinématographique mondiale et de monter des films phares comme La dernière tentation du Christ. Une œuvre à ne pas sous-estimer.

Note : ***

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