samedi 14 août 2010

PASSION

Le réalisateur de PASSION, Jürgen Reble, naît à Düsseldorf en 1956. Avec deux de ses amis, Jochen Lempert et Jochen Müller, ils fondent le collectif de cinéastes expérimentaux Schmelzdahin en 1979, et s’intéressent au matériau du cinéma, la pellicule, dès 1982. Dans les années 80, le cinéma expérimental allemand connaissait un renouveau et une effervescence inouïs. Le Super 8 est un format très prisé, qui permet aux cinéastes de pratiquer le cinéma par eux-mêmes : fabrication et diffusion des films se font ainsi en toute liberté, affranchis que sont les cinéastes des contraintes de laboratoires, gardant ainsi l’aspect artisanal de l’œuvre dans ses moindres détails. La stéréo inhérente au Super 8 permet également une approche neuve du son dans la fabrication des films.

« Schmelzdahin » signifie « dissous-toi », et évoque les processus que le collectif va explorer durant une dizaine d’années : il s’agira de mettre le pellicule Super 8 à l’épreuve des bactéries, du climat, des manipulations chimiques, d’enterrer les pellicules, les plonger dans un étang, les accrocher à un arbre une année durant. Ces opérations relève de la pratique found-footage, des pellicules retrouvées. Les expériences menées mettent en jeu l'instabilité en devenir du support, qui est voué à disparaître à plus ou moins brèves échéances avec l’émergence et la démocratisation du support digital.

PASSION est l’un de ses films les plus célèbres : il s’agit en fait d’un « film-voyage » à l’attention de son enfant à venir. Ainsi, Reble filme toute la vie qui entoure la grossesse jusqu’à l’accouchement. Il décide de retravailler la pellicule comme il l’a fait toute sa vie, à la différence près qu’il s’agit cette fois de ses propres images et non plus des images anciennes réutilisées à de nouvelles fins (du found footage).

Si le film reste narratif, il constitue cependant une œuvre relevant de l’abstraction visuelle. Il faut entendre par là que le film propose des images qui bien souvent sont totalement illisibles de par l’opération chimique ou bactériologique qu’elles ont subi. Le principe du film est le suivant : il s’agit de partir d’images relativement claires et de partir vers des images de moins en moins perceptibles, à de rares exceptions près. Jürgen Reble joue ici avec la déstabilisation du spectateur en perturbant sa perception visuelle. Reble déclare lui-même que « les champs de perception les plus intéressants sont situés aux limites de l'obscurité et du silence, aux frontières de l'identification. Dans la quasi-obscurité, le cortex commence à s'animer et à produire des images dont on ne sait si on les voit ou les imagine. »



La destruction de la lisibilité de l’image se produit par la nature, ce qui conforte la position de Reble quand il déclare vouloir illustrer une nature agressive : en effet, il y a bien évidemment la destruction bactériologique de la pellicule, mais aussi au sein même du film des images d’évènements naturels qui sont à la fois violents et destructeurs : le feu, le vent mais surtout, en ouverture du film, l’éruption d’un volcan. Ce plan (dont l’énergie primitive est illustrée par le cinéaste qui accentue les dégats fait par la lave dans l’image via un bain de blanchissement) est très intéressant dans la mesure où il illustre le propos même du cinéma de Jürgen Reble, à savoir que l’on peut comparer un phénomène naturel à un processus cinématographique : dans la lave, la pierre se transforme effectivement en feu, et une fois refroidie la lave liquide devient une croûte difforme et fissurée à l’instar des images du cinéma de Reble, qui elles aussi subissent un phénomène naturel et s’en voient fondamentalement et matériellement modifiées.



C’est aussi un film personnel pour Reble qui n’hésite pas à se mettre en abyme dans le film. Tout au long du film, le cinéaste n’hésite pas à illustrer le fonctionnement même de son art et de son travail de la pellicule. A deux reprises, Reble annonce la suppression d’un corps (humain et animal dans le film mais que l’on peut parfaitement associer au corps du film, la pellicule) par la nature, à savoir deux plans avec des asticots. Le premier de ces plans nous montre un asticot se promenant sur un bras : rien de spécial jusque là. Mais voilà : la question du temps qui passe étant fondamentale dans ce film, le plan de l’asticot seul se promenant sur la surface d’un corps est à associer avec le deuxième plan des asticots qui, cette fois, dévorent le corps même d’un animal mort (auquel on peut aussi associer l’idée d’image, puisqu’en soit une image figée est morte elle aussi). Reble éclaire le spectateur sur le processus de création de son film, à savoir une longue gestation où la nature finit par imposer sa loi. Enfin, il subsiste ce clin d’œil du plan montrant les pellicules accrochées à un arbre, idée déjà exploitée lorsque Reble était membre du collectif Schmelzdahin.

Le film regorge de métaphores visuelles. La première et l’une des plus évidentes est la conception de l’enfant : le geyser qui crache de la lave blanche peut très facilement être assimilé à une éjaculation masculine dans un premier temps, alors que dans un second temps un déplacement de taches blanches se déposant sur une surface qu’ils pénètrent peut évoquer la fécondation. Preuve en est avec le plan suivant qui est celui, très net, d’un enfant. La décomposition de l’image en mini-cellules peut aussi évoquer le développement de l’enfant dans le ventre de la mère. Enfin, les fleurs s’ouvrant évoquent clairement la fécondation réussie.

Un thème visuel récurrent par la suite sera d’ailleurs le cercle, revenant à de maintes reprises dans le film et évoquant le ventre arrondi de la mère. Le cercle se retrouve via l’image (comme un cache), le hall du métro, les poissons tournant en rond, la lune et bien sur les échographies, auxquelles le son fait d’ailleurs parfois allusion en employant un certain type de pulsation.



La métaphore de l’enfant atteint son apogée dans l’épilogue : un homme nu, comme un bébé, se prépare à un rituel. Pendant ce temps, on assiste à l’accouchement en gros plan de la mère. Toujours en parallèle, l’homme nu effectue son rituel : il dessine un cercle au sol, et en sortira au moment où la mère aura accouché. Une fois l’enfant venu au monde, l’homme nu ouvre une sorte de fenêtre ou de porte, et regarde le monde extérieur : un monde dominé par la nature, laquelle semble se déchaîner puisqu’il s’agit d’une mer remontée. L’homme nu décide alors de se rendre vers ce monde extérieur, et le film se termine. De toute évidence, l’homme nu représente le futur homme que va être l’enfant de Jürgen Reble, lequel le prévient que le monde qui l’attend n’est pas des plus calmes mais peut toutefois être beau.

Fin.

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