mardi 19 février 2008

There will be blood


C’est à l’époque où il vivait à Londres que P.T. Anderson découvre Oil ! Oil !, un roman d’Upton Sinclair écrit en 1927. Séduit, il décide de le transposer au cinéma. Mais alors qu le scénario avance petit à petit, les producteurs se font insistants pour savoir quel en sera le casting. Un projet de cette envergure demande plus que des acteurs certes talentueux mais finalement peu connus, contrairement à ses précédents films. Arrivé au trois quarts du script, P.T. Anderson contacte Daniel Day-Lewis pour le rôle principal ; le comédien, séduit par le précédant film du cinéaste, accepte d’emblée, et contribue à la création de son personnage. De l’aveu de la productrice, le film n’aurait jamais vu le jour si Day-Lewis avait dit non…

Le tournage se déroule au Nouveau Mexique et au Texas de mai à août 2006. Certains prises de vue ont eu lieu dans la petite ville de Marfa où a déjà été tourné Géant avec James Dean et plus récemment No Country for Old Men des frères Coen. Paul Thomas Anderson a préalablement fait preuve de beaucoup de préparation pour son film : pour s'imprégner de l'ambiance de l'époque, il a voyagé jusqu'à Silver City au Nouveau Mexique où existait auparavant une mine d'argent. Il découvre aussi un rapport du Congrès sur un scandale où un exploitant avait drainé le pétrole environnant sans autorisation des propriétaires ; pour s’expliquer devant le Congrès, il avait employé la métaphore du milk-shake, qui deviendra l’un des dialogues les plus marquants du film.

Le soin alors apporté aux détails du film est très important pour la reconstitution historique, et Anderson ne craint pas les dépenses conséquentes. Ainsi, l'équipe a fait venir une authentique locomotive de l'époque : une Prairie Old N°7 construite par les ateliers Baldwin Locomotive Works en Pennsylvanie en 1907. Le manoir où habite le personnage de Daniel Plainview à la fin du film est le Greystone Mansion, un véritable manoir situé à Los Angeles qui appartenait au magnat du pétrole Eward Doheny, l'une des inspirations principales du personnage de Plainview. Le cinéaste va même jusqu’à utiliser un objectif 43 mm spécial, issu d’une caméra Pathé 1910 qu’il possède, pour filmer certains plans du film.

A sa sortie, le succès critique est au rendez-vous : Variety le qualifie de « grande saga épique, à la hauteur d’un Citizen Kane », les Golden Globes récompensent la performance de Day-Lewis tandis que Paul Thomas Anderson se voit gratifié d’un Ours d’argent à Berlin, où le film remporte par ailleurs le Prix de la meilleure contribution artistique. Le film est également en lice, et grand favori, des Oscars 2008 avec pas moins de 8 nominations.

Comparer There will be blood à Citizen Kane est bien évidemment très forcé, mais force est de constater que le film d’Anderson possède plusieurs points communs avec celui de Welles. Le plus marquant est bien entendu le rêve américain traîné dans la boue, non pas dans le fait qu’il est inaccessible (puisque, dans l’un comme l’autre film, les personnages deviennent riches et puissants) mais parce qu’il conduit à une perte d’identité, à un isolement, à un état proche de la folie qui le condamne à sa perte. Plainview et Kane sont identiques dans leur manière d’éliminer ce qui les gêne, même leurs proches, comme ils sont semblables en mégalos enfermés dans leurs manoirs respectifs.

A titre plus personnel, Paul Thomas Anderson continue son exploration du thème familial, principalement celui du rapport père-fils. Jamais jusqu’ici Anderson n’aura été aussi sombre dans ce thème, que ce soit entre Daniel et H.W. Plainview ou entre Eli et son père. Une autre approche est également faite dans l’idée de la famille, à savoir les relations fraternelles. Dramatiques en ce qui concerne Plainview, elles sont carrément bibliques entre Eli et Paul, son jumeau, où le bon et le mauvais fils feraient presque écho à Caïn et Abel…

Le "sang" du titre évoque donc tout autant le pétrole (« le sang noir de la terre ») que celui qui coule dans les veines de chacun, et qui peut complexifier les rapports humains (en l’occurrence les rapports familiaux). Il fait aussi écho implicitement au prix à payer pour accomplir son rêve, c’est-à-dire aux Etats-Unis devenir quelqu’un d’important, de riche et de puissant.

Formellement, Paul Thomas Anderson semble avoir acquis toute sa maturité, affichant une véritable maîtrise du cadrage et, surtout, proposant un rythme volontairement lent à son récit. Le cinéaste n’a plus besoin de faire ses preuves, ou de connaître un succès public : il fait un film comme il le veut, adaptant le montage à ses envies. L’exemple le plus frappant est cette introduction, de près de 12 minutes, où aucun mot n’est prononcé. Il n’y a pas non plus, à l’exception d’une scène dantesque d’incendie du derrick, d’action dans le film. C’est un véritable retour à des films plus anciens, à toute une époque où le cinéma racontait avant tout une histoire. Anderson flirte souvent avec ce cinéma d’autrefois, et ce n’est pas un hasard lorsque l’on sait que le cinéaste regardait tous les soirs Le trésor de la Sierra Madre pour rester dans le ton du film. C’est aussi dans ce souci du petit détail que le réalisateur est fort : il insiste notamment sur l'importance qu'on les figurants : « Sans exagérer, je suis convaincu qu'un film vit ou meurt grâce à ses figurants. Les gens du coin que l'on voit à l'image ont ce parfum de Texas qui ne s'invente pas, qui ne peut pas naître que du fait d'avoir vécu là-bas toute sa vie. Ce sont des gens généreux de leur temps et de leur humanité. Je suis très fier du travail qu'ils ont accompli. Vous pouvez avoir un immense acteur comme Daniel Day-Lewis, si jamais la personne face à lui semble fausse, elle devient une distraction et le film est par terre... »

Il faut cependant admettre que si Anderson peut s’accorder autant de libertés avec les à-côtés du film, c’est parce que son interprète principal est, avec les thèmes du scénario et la réalisation, l’un des trois piliers centraux du film. Une fois encore, on peut approcher Day-Lewis à Welles dans l’interprétation, à la différence près que Day-Lewis, plus subtil, traversera sans doute mieux les âges. L’intensité du jeu de l’acteur passe effectivement et avant tout par ses silences, par sa simple présence, par un regard qui font de Daniel Plainview le centre d’attraction du regard, même lorsqu’il n’est pas seul à l’écran. Anderson, si doué soit-il, doit quand même beaucoup à Day-Lewis, c’est certain. Par exemple, le speech que prononce Plainview devant les gens de Little Boston, et qui définit admirablement bien le personnage, est une improvisation complète de l’acteur. Face à lui, Paul Dano tente de résister, et il le fait plutôt bien dans son rôle de prédicateur prétentieux et arrogant. Le conflit final entre eux restera sans doute dans les mémoires pendant longtemps.

Enfin, dernier point non négligeable : la musique. Tout comme Altman, Kubrick ou Scorsese, Anderson a bien compris l’importance qu’une bande originale pouvait avoir dans le bon déroulement d’un film, allant parfois jusqu’à lui donner une dimension supplémentaire. Ici, la musique originale composée par Jonny Greenwood (guitariste de Radiohead… rien que ça) offre aux images un côté tantôt mélancolique tantôt carrément tragique.

Film du retour, et quel retour, pour un cinéaste que certains commençaient déjà à oublier, There will be blood est un pavé dans la mare de la production hollywoodienne actuelle, une œuvre thématiquement et formellement audacieuse qui établit enfin Paul Thomas Anderson au rang des grands, de ces tragédiens du septième art qui ont marqué leur époque. On serait presque tenté d’en faire un classique instantané ; c’est au minimum un chef-d’œuvre.

Note : *****

samedi 16 février 2008

Les fils de l'homme (Children of men)


Parfois, des films passent inaperçus et nous arrivent sans crier gare, comme ça, recelant d’un tas de bonnes idées. Children of men est de ceux-là.

Le film est l'adaptation du roman homonyme de P.D. James publié en 1993. C'est la productrice Hilary Shor qui a été attirée par cette oeuvre dès sa sortie et a pris une option dessus dès 1994. Il faudra quand même attendre 9 ans avant de pouvoir lancer véritablement la production. Alfonso Cuaron refusa d’ailleurs le premier script qu’on lui proposa, qu’il trouva assez mauvais. Ce n’est qu’après une réécriture que le cinéaste accepta enfin de se plonger dans la réalisation du film. Après avoir sondé leur entourage sur leur vision de l'avenir, Alfonso Cuaron et son partenaire à l'écriture, Timothy J. Sexton, ont décidé de se focaliser sur deux problèmes clés : le développement de vastes mouvements migratoires à l'échelle planétaire et l'effet "boomerang" de ces trois siècles de colonisation. Le réalisateur précise : « Nous avons élaboré une chronologie personnelle pouvant aboutir à cette vision de Londres en 2027, et nous nous sommes aperçus que certains évènements décrits dans notre scénario étaient déjà amorçés. Je ne cherche pas, pour autant, à apporter au spectateur des réponses toutes faites. Je l'invite plutôt à s'interroger. Il découvrira alors que ce film est un miroir qui lui renvoie sa propre vision, plus ou moins optimiste, de l'avenir. » Le film sera par ailleurs rempli de petits détails très significatifs quant à la morale du film.

Par exemple, on pourra reconnaître un drapeau des J.O. de 2012 à Londres, la chanson Arbeit Macht Frei des Libertines qui était la « phrase d’accueil » du camp d’Auschwitz ou encore dans la scène d’arrivée au camp un prisonnier faisant étrangement écho à une célèbre photo de prisonnier d’Abu Ghraib tandis que nous avons droit à un moment dans le film à une référence directe au Guernica de Picasso. Mais ce ne sont pas là les seuls éléments significatifs du film : par exemple, les noms des personnages ont été étudiés, comme Thelonius (le nom de famille de Théo) qui signifie en latin « tribut » mais aussi « douleur », alors que Kee est l’homophone de « chi », la force vitale de l’homme dans les cultures orientales. Enfin, quelques clins d’œil discret sont destinés aux spectateurs, comme l’étrange ressemblance entre le personnage de Michael Caine et John Lennon ou encore le fait que, comme dans le Parrain, un personnage mange une orange avant chaque événement tragique.

La vraie force du scénario réside donc dans l’idée d’aborder, sous couvert de science-fiction d’anticipation, des problèmes d’actualité (immigration, fanatisme religieux, racisme, pollution, problèmes des natalités) plus que dans le déroulement du récit, qui n’est pas vraiment original (le script faisant souvent écho, de manière indirecte, à 1984 d’Orwell).

Mais le véritable intérêt cinématographique du film est ailleurs ; c’est dans la mise en scène de Cuaron que le film est intéressant. Le directeur de la photographie Emmanuel Lubezki précise à ce sujet : « La caméra est ici un personnage à part entière. Un personnage inquisiteur, nerveux, qui vous jette au cœur de l'action et vous donne le sentiment de la vivre en direct. » Le film est ainsi tourné en grande partie en plans-séquences, à hauteur du regard du personnage principal. De fait, la caméra est souvent portée, donc ballottée dans tous les sens lors d’une explosion, une course-poursuite ou autre. En plus de détails réalistes, Cuaron joue aussi avec l’idée d’une mise en scène documentaire pour rendre son film encore plus percutant. Derrière cette approche du réel se cache pourtant une véritable envie d’innover notamment avec 4 plans-séquences très élaborés, mixant prises de vues réelles et effets spéciaux. Il en va ainsi du plan d’ouverture au sauvetage final lors de l’attaque de l’immeuble par l’armée, en passant par l’accouchement de Kee et, bien évidemment, celui qui a fait le plus parler de lui, le plan-séquence de la voiture.

Côté acteurs, Clive Owen est toujours aussi bon, présent de bout en bout du film et participant activement aux scènes d’action. Michael Caine est irrésistible en baba-cool anarchiste, Claire-Hope Ashitey dans le rôle de Kee (un temps dévolu à Emma Watson) se débrouille assez bien et Julianne Moore fait trop de figuration pour pouvoir pleinement l’apprécier. Bref un bon casting, pas parfait mais tout de même très agréable.

Film engagé, Children of men joue autant sur la fable que sur le divertissement, mais hélas avec trop peu de discernement que pour pouvoir établir un véritable jugement sur la société, sur nous-même. Le but du film n’est donc pas pleinement atteint, malgré son très gros potentiel ; il reste néanmoins la preuve d’une certaine audace de la part d’un cinéaste qui monte, qui monte…

Note : ***

lundi 4 février 2008

Le mécano de la General (The General)


Il est amusant de voir que, de nos jours, les gens retiennent plus facilement le nom de Charlie Chaplin que celui de Buster Keaton, alors que les deux hommes, si différents soient-ils, ont été les maîtres incontestés du burlesque et ont, l’un comme l’autre, traversé les âges. Le mécano de la General le prouve, en s’inscrivant comme l’un des chefs-d’œuvre de Keaton.

La genèse du film est à elle seule toute une histoire. En 1926, alors qu’il a tout juste 30 ans et déjà quelques chefs-d’œuvre au compteur (dans les longs métrages : Sherlock Jr et The Navigator), Buster Keaton obtient pour son prochain film le budget colossal de 400 000 dollars par le producteur Joesph Schenk. Cet argent, Keaton va l’utiliser tant bien que mal pour faire un film jamais vu : en deux mois, la ville de Marietta est construite pour les besoins du tournage. A défaut de pouvoir obtenir la véritable General, Keaton fait construire deux répliques parfaites de la locomotive originale, équipées toutes deux de chaudière à bois (une douzaine d’incendies provoqués par les étincelles jaillies de ces chaudières ralentiront le tournage et coûteront à la production 50 000 dollars de dommages auprès des riverains). Près d’un tiers du budget est utilisé pour engager 15 000 figurants dans la population locale. Une compagnie entière de la garde nationale de l’Oregon est d’ailleurs mobilisée pour jouer les soldats (Keaton les habillaient d’abord en confédérés et les faisaient chargés dans un sens, puis leurs donnaient les vêtements des soldats de l’Union et les faisaient charger dans le sens opposé). Enfin, Keaton n’hésite pas à filmer le plan le plus cher de l’histoire du cinéma muet : la destruction du pont, à la fin du film, qui coûte à elle seule près de 42 000 dollars.

Le film sort aux Etats-Unis le 5 février 1927, mais sa réputation de désastre financier le condamne à un échec commercial sans appel. La carrière de Keaton en prend un coup, et l’ « homme qui ne riait jamais » verra ses ambitions réduites dans ses prochains films, avant de disparaître avec l’avènement du parlant. Il faudra attendre des années avant que le film préféré de Keaton ne soit reconnu à sa juste valeur : d’abord objet d’un remake en 1956, il sera le premier film à faire partie du National Film Registry et par la même occasion à bénéficier du National Film Preservation Act (dont le but est d’identifier et de préserver des « films étant culturellement, historiquement ou esthétiquement importants ») avant que Première ne le proclame l’une des 50 plus grandes comédies de tous les temps en 2006, et que l’American Film Institute le place 18ème dans le top 100 des plus grands films de tous les temps.

Au fil des années, il semblerait que ce film se bonifie. Non seulement l’humour ne vieillit pas, mais en plus avec les recherches menées en matière d’histoire du cinéma, il est possible de voir les richesses insoupçonnées de The General enfin révélées.

En matière de burlesque, le film utilise point par point les éléments récurrents du genre : un personnage principal décalé faussement innocent, des détournements d’objets, de l’absurde, des slapsticks, des gags machiniques et surtout, le point fort de Buster Keaton, une utilisation très particulière du corps. Plus encore que Chaplin, Keaton utilise son corps comme un outil, capable d’en faire un instrument drôle au possible mais également de le pousser à des limites assez dangereuses : marcher sur le toit d’un train, traverser un pont en flammes ou encore effectuer des cascades très périlleuses. Cette fois encore, Keaton prouve qu’il était un athlète, un cascadeur autant qu’un comique. Il faut dire que ses gags, dans ce film comme dans les autres, se fondent souvent sur une accumulation d’incidents impliquant des véhicules incontrôlables, et ici en l’occurrence la performance est épatante.

En matière de film muet, on peut observer que le film utilise bon nombre d’éléments récurrents dans les films des premiers temps (ceux des 20 première années du cinéma) : courses-poursuites, vues ferroviaires (initiées par L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat) et panoramiques (la caméra étant embarquée à bord d’un véhicule, souvent un train, en déplacement) et vues attentatoires (des images agressent le spectateur, comme un train fonçant sur lui) sont autant de « genres » présents dans le cinéma des premiers temps que Keaton, de manière habile, réussit à mixer au burlesque.

Il faut dire que la réalisation de Keaton est assez riche (de nombreuses variations d’angles, malgré un nombre restreint de lieux d’action (la locomotive principalement)) et assez étudiée (chaque plan du film fut composé d'après les clichés de Matthew Brady, un photographe de la Guerre de Sécession) pour que cette histoire, basée sur des faits réels qui plus est, captive le spectateur. Se différenciant de Chaplin en évitant le mélodrame (il n’y a qu’à voir cette scène de dispute entre le mécano et sa fiancée, tournée en dérision), Keaton mise surtout sur un humour d’action et un humour subtil ; plus que de se moquer des méchants, c’est l’absurde qui l’emporte chez Keaton, comme lors de cette séquence irrésistible où, voyant sa fiancée charger la chaudière de la locomotive avec un manche de brosse, le mécano lui propose une brindille avant d’étrangler sa promise – et quand même de l’embrasser. Une autre scène montrera comment, par un concours de circonstances totalement absurdes, le mécano tuera un soldat ennemi qui vient juste de décimer une batterie d’artillerie.

Drôle de bout en bout, maîtrisé dans sa réalisation autant que dans l’interprétation de Keaton, The General s’inscrit donc dans l’histoire du cinéma autant comme une œuvre burlesque aboutie que comme un catalogue filmique de toute une génération de films précédente. Ce n’est même plus un chef-d’œuvre : c’est un classique incontournable.

Note : *****