dimanche 29 octobre 2006

Les Duellistes (The Duellists)


Le premier film est souvent un exercice périlleux. Même de très grands comme Kubrick s’y sont plantés ; et puis il y a ceux comme Ridley Scott qui, du premier coup, signent une œuvre superbe, un chef-d’œuvre !

En effet, Les duellistes ouvre la filmographie de Scott avec brio : film historique d’une très grande beauté (on songe parfois à Barry Lyndon, notamment certains extérieurs), dirigé d’une main de maître et avec, en toile de fond, une critique de la vanité de l’Homme.

Inspiré d’une œuvre de Conrad, le film est tout d’abord sidérant par le soin apporté à l’image. On le sait, Scott est un cinéaste visuel (Blade runner, 1492 : Christophe Colomb) doublé d’un amateur de fresques historiques (Gladiator, Kingdom of Heaven), et déjà à ses débuts (enfin, presque ses débuts) il prouve qu’il est un cinéaste aussi doué qu’un peintre. Jouant avec la lumière et les contrastes, Scott mise tout sur la beauté de son film, des décors naturels aux costumes napoléoniens. Et il fait bien car un film aussi beau donne envie de voir la suite…

Et on n’est pas volé par la suite : le scénario, par exemple, parvient à partir d’une idée très simple à décrire tout un contexte historique (la période napoléonienne). Si on assiste à aucune bataille, l’esprit d’une Europe en guerre est très bien rendu, et les scènes sur le front russe sont d’un réalisme étourdissant. Le scénario est aussi prétexte à une critique de l’ego parfois surdimensionné de l’Homme, qui le pousse à lutter à mort dans des duels pour des questions d’honneur, mais dont on oublie parfois la raison initiale, comme ici…

Le film st également porté par ses deux interprètes principaux, à savoir Harvey Keitel et surtout Keith Carradine, véritable héros de cette histoire, tiraillé entre l’amour, la guerre et la nécessité de se battre pour ne pas être déshonoré… Remarquables, ils le sont tellement qu’ils en viennent à presque effacer le reste du casting.

Scott porte aussi un soin tout particulier à la reconstitution. Visiblement déjà adepte de la fresque historique, chaque costume, chaque décor est soigneusement étudié pour sembler réaliste, tout en s’intégrant dans un esprit d’esthétisme absolu. Rarement d’ailleurs un film historique aura été aussi beau et aussi travaillé (oserait-on dire qu’il est le meilleur film du genre après Barry Lyndon ?).

Un premier film surprenant donc, puisque très abouti et extrêmement travaillé d’un point de vue de l’image, autant que le scénario et les comédiens sont excellents. Scott démarrait sur les chapeaux de roue avec ce film, et vu ce qui a suivi, le cinéma ne s’en jamais réellement plaint…

Note : ****

mardi 24 octobre 2006

Shadows


Premier film de John Cassavetes en tant que réalisateur, Shadows allait faire bien plus que révéler un cinéaste iconoclaste et original : il allait surtout devenir une référence incontournable du cinéma américain indépendant !

Tour à tour réalisateur, scénariste et monteur, Cassavetes réalisa ce film dans un but (certes mégalomane) bien précis : offrir quelque chose de nouveau au public mais également aux professionnels du cinéma. Il faut dire que Cassavetes n’avait rien de conformiste : pour lui, les contraintes d’un tournage devait être effacées pour offrir un film sincère. Il faut savoir que, vis-à-vis du cadrage et des éclairages, un acteur doit respecter un champ d’action ; selon Cassavetes, les acteurs attachaient plus d’attention à leurs mouvements qu’à leur jeu et leur texte. Pour lutter contre ça, Cassavetes orienta sa mise en scène selon les acteurs ; autrement dit, ce n’est plus la mise en scène qui dirigeait les acteurs, mais l’inverse.

Ce n’est pas là la seule nouveauté du film. Le deuxième point, assurément le plus troublant mais le plus plaisant, est que le film n’est en fait qu’une improvisation de grande envergure. Cassavetes, fondateur d’une école de théâtre, adorait laisser ses comédiens partir dans un univers qu’ils créaient au fur et à mesure et ici, ils leur donne la possibilité de se laisser aller à leur imagination (seul l’histoire initiale étant établi, le reste à créer de toute pièce).

Heureusement donc que les acteurs possèdent une âme qui captive l’écran, même si parfois ils ne savent pas toujours suivre l’improvisation, ils restent très bons dans le domaine. On donnera juste une mention spéciale à Ben Carruthers et Lelia Goldoni.
Un autre plaisir du film est très certainement sa b.o., composée partiellement par Charles Mingus. Ses musiques jazz, qui sont diluées un peu partout dans le film, tourné par ailleurs en extérieur de New York comme jamais auparavant, sont vraiment un élément fondateur du style Cassavetes, mais pas seulement : jazz + extérieur New York, une formule qui inspirera de nombreux artistes dont Woody Allen et surtout le fan numéro 1 de Cassavetes, Martin Scorsese, lequel aura par ailleurs Cassavetes comme père spirituel à ses débuts…

Improvisé, tourné de façon quasi documentaire et en 16 mm dans un New York en plein boum socioculturel, Shadows a réellement établi quelques données du cinéma indépendant, et c’est sans doute pour cela, en plus de sa fraîcheur et de son originalité, qu’il a remporté le Prix de la Critique au Festival de Venise. Et a, accessoirement, fait entrer Cassavetes au panthéon des grands cinéastes…

Note : ***

vendredi 20 octobre 2006

Misery


Quand l’un des maîtres du suspens littéraire se voit adapté par un cinéaste ambivalent qui engage deux acteurs excellents, qu’est-ce que cela donne ? Quelque chose dans la veine de Misery, pure merveille cinématographique des années 90 !

Se plaçant comme l’une des meilleurs adaptations de Stephen King, Misery est réalisé par Rob Reiner, cinéaste en chute libre actuellement mais qui fut pendant près de dix ans un brillant metteur en scène (Spinal Tap, Princess Bride, Stand by me, Quand Harry rencontre Sally et Des hommes d’honneur, rien que ça !). Pour ce film, Reiner se réfère à deux génies : Stanley Kubrick et Alfred Hitchcock. Il y a autant de Shining que de Psychose dans Misery. A Kubrick, Reiner emprunte le décor enneigé, la maison coupée de toute communication, l’ambiance angoissante et même la frustration de l’écrivain (dans une scène hommage où Sheldon, à l’instar d’un Jack Torrance écrit le mot « fuck » 10 fois de suite sur la même page) ; quant à Hitchcock, c’est l’isolement de la maison, la schizophrénie du personnage, l’ambiance également qui influencent la mise en scène du réalisateur. Soignée et efficace, la mise en scène est une véritable leçon de cinéma.

Presque autant que le scénario, qui ne relâche jamais la pression et qui n’est pas avare de rebondissements. La création par obligation, thème important du film, vient faire écho à la plupart des carrières hollywoodiennes : La soif du mal n’était-il pas une obligation contractuelle de Welles, tandis que Kubrick se devait d’adapter un succès populaire pour récupérer l’échec de Barry Lyndon, d’où Shining ? De plus, l’aura de King semble s’effacer petit à petit pour que le film se suffise à lui seul, libéré de toute influence littéraire pour devenir une adaptation purement cinématographique, sans pour autant renier l’œuvre originale. Une subtilité qui fait parfois défauts dans les adaptations sur grand écran.

Mais que serait aussi Misery sans son duo d’acteurs formidables, alias James Caan et Kathy Bates ? L’un écrivain cynique et pris au piège, l’autre infirmière schizo plongée dans son monde, Reiner semble avoir un don pour ce qui est de formé des couples, puisque celui-ci fonctionne à merveille. Et si Kathy Bates reçut non seulement l'Oscar mais aussi le Golden Globe de la meilleure actrice en 1991, Caan n’a rien à envier niveau qualité d’interprétation.

Thriller haletant, angoissant, parfois éprouvant mais toujours fascinant, Misery est une référence en la matière, une de ces perles comme on aime en voir, œuvre personnelle et populaire, qui capte l’attention du spectateur du début jusqu'au générique de fin. Une réussite totale d’un cinéaste qu’il ne faudrait pas trop sous-estimer…

Note : ****

samedi 14 octobre 2006

Le Cirque (The Circus)


Lorsqu’on rêve de faire du cinéma, il y a de ces cinéastes qui vous dégoûteraient presque de vos rêves tant ils semblent avoir atteint un tel niveau que vous savez pertinemment que vous ne les égalerez jamais. Tel est le cas de Chaplin, génie des génies, véritable touche-à-tout (acteur, réalisateur, scénariste, producteur et même compositeur !) qui prouve une fois encore avec Le cirque que son talent n’avait aucune limite !

Forme d’hommage à un monde très visuel au Chaplin a fait quelques classes, Le cirque est très certainement l’un de ses meilleurs films… Et aussi l’un des plus maudits. En effet le tournage du Cirque fut émaillé de catastrophes : tout d'abord, en décembre 1925, un violent orage détruit en partie le chapiteau dans lequel est tourné le film. En 1926, c'est un incendie qui a ravagé le studio. Enfin, le négatif est abîmé suite à une erreur du laboratoire... Aux difficultés du tournage s'ajoutent les déboires personnels de Charles Chaplin. En 1927, Lita Grey, sa deuxième épouse, le quitte, peu après la naissance de leur deuxième fils, Sydney Chaplin. Le divorce fait grand bruit, car Grey publie dans la presse une violente lettre accusant Chaplin de s'être rendu coupable d'adultère avec Merna Kennedy, la jeune comédienne qu'il a engagée pour jouer le rôle de l'écuyère. Ce scandale, qui mobilise notamment les ligues de vertu américaines, affecte durement Chaplin, au point que le réalisateur doit se résoudre à interrompre pendant plusieurs mois le tournage du Cirque.

Ce qui explique certainement pourquoi après la première exploitation du film en 1928, Le Cirque a longtemps été invisible, en raison du refus de Charles Chaplin de montrer un film dont il garde un mauvais souvenir - il n'en parle même pas dans son autobiographie. Il faut attendre 1969 pour que le film ressorte en salles. A cette occasion, le cinéaste compose une nouvelle musique ainsi qu’une chanson qu’il interprète lui-même en guise de générique.

Dans ce film, le génie de Chaplin ne semble plus avoir de limite, tant dans l’interprétation que dan la réalisation. Véritable pantin au service de l’histoire, tour à tour mime, clown, sentimental ou funambule (Chaplin s'est entraîné pendant plusieurs semaines avec un clown, pour savoir tenir en équilibre sur un fil), il n’en demeure pas moins un cinéaste extrêmement brillant, servant scène d’anthologie sur scène d’anthologie, de la scène du palais des miroirs à faire pâlir Orson Welles jusqu’à l'une des plus célèbres scènes du film, celle où Charlot se voit enfermé dans une cage au lion, qui a été réalisée sans trucages et a nécessité plus de 200 prises ! Une preuve supplémentaire du perfectionnisme de Chaplin (on se souvient de la fameuse scène de La ruée vers l’or où Chaplin mange une chaussure qui a nécessité trois jours de tournage et soixante-trois prises pour satisfaire le réalisateur, la botte étant faite en réglisse et Chaplin se retrouvant par la suite hospitalisé à la suite d'un choc insulinique).

Il y a aussi, dans le scénario de Chaplin, cette touche amère inséparable de la comédie, subtilité que Chaplin maîtrise alors à la perfection. Si tout se termine dans un happy end, ce n’est pas vraiment le cas pour Charlot, qui redevient vagabond en plus de perdre la fille dont il était éperdument amoureux. De plus, l’univers du cirque, pourtant magique aux yeux des petits et grands, est dépeint avec férocité ici, où le directeur n’a même pas d’égard envers sa propre fille. Chaplin exploite donc à nouveau son idée de désillusion du monde, fait de faux-semblants puisqu’il est bien loin d’être merveilleux.

Ce film, que Charles Chaplin aura eu tant de difficultés à tourner, sera finalement un succès public à sa sortie en 1928. De plus, l'Académie des Oscars remettra en 1929 un Oscar d'Honneur à Charles Chaplin pour son interprétation, le scénario, la réalisation et la production du Cirque. Dans une lettre, l'Académie explique au cinéaste qu'il est désormais "hors compétition", ce qui explique cette récompense particulière.

Et au vu du film, on ne peut pas pleinement donner tort à l’Académie, Le cirque étant un film abouti, qui a parfois tendance à jouer le mélodrame il est vrai, mais dont chaque instant est un moment de bonheur, aussi bien humoristique que cinématographique. Et vous savez le pire ? C’est que des Chaplin, eh ben il n’y en aura probablement plus jamais…

Note : *****

dimanche 8 octobre 2006

Annie Hall



Avant 1977, Woody Allen était un comique sans réelle prétention, un gagman doué et un roi du dialogue, dans la plus pure lignée de son idole Groucho Marx. Pourtant, avec Annie Hall, le cinéaste new-yorkais allait franchir une étape décisive, et donner à son œuvre une nouvelle dimension qui allait le faire entrer dans le panthéon des très grands.

Il faut dire qu’auparavant, ses films n’avaient pas grand-chose d’autobiographique, ne poussait pas très loin la réflexion sur l’homme face à Dieu ou ses relation avec les femmes, et symbolisait plus une suite de sketches qu’un tout uniforme (Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe (sans jamais oser le demander) en est le plus illustre exemple). Avec Annie Hall, Allen allait dessiner ce que serait son style, son univers : musique jazz, importance de faits autobiographiques, positionnement face à Dieu et la mort… Le personnage allenien se dessinait aussi : un Juif new-yorkais, intellectuel, timide mais séducteur, un rien parano quant à l’antisémitisme, évoluant dans son propre monde, en phase avec New York mais pas avec sa population.

Pour ce revirement, Allen parle de son histoire avec Diane Keaton (de son vrai nom Diane Hall, surnommée… Annie) et tente de comprendre ce qui a cloché. Pour ce faire, Allen va avoir un coup de génie en proposant une narration totalement nouvelle. La complexité de celle-ci est en fait remarquable, puisqu’elle permets un bon nombre de folies de la part du cinéaste, une certaine distanciation par moments et une volonté d’impliquer le spectateur à d’autres. On peut donc considérer trois points de vue existants dans Annie Hall : Woody racontant son histoire, Woody se racontant son histoire et Woody nous racontant son histoire. L’éclatement du récit participe enfin à l’attention du spectateur, puisque Allen ne désigne jamais s’il s’agit d’un flash-back ou non. Du coup, on est obligé de prêter toute notre attention au récit si on ne veut pas se perdre dans son labyrinthe…

Sans pour autant faire son 8 ½ (pour cela voir Stardust Memories), Allen veut partager ses angoisses mais aussi son processus de création, s’impliquer lui-même dans une histoire sous couvert d’un nom d’emprunt. Il profite aussi de l’occasion pour régler quelques comptes : ainsi les attaques fusent envers les études (la dispute avec l’universitaire dans le cinéma, les profs ignorants durant son passage à l’école…), la politique (plus particulièrement la gauche), les pseudos intellectuels ou encore le monde du showbiz en tant que tel (Hollywood et l’univers de la musique plus particulièrement, volant l’âme des artistes selon lui). Il n’en oublie pas pour autant ses références : Ingmar Bergman, Truman Capote (qui aimait tant rendre la réalité… fictionelle), Freud et même Marshal McLuhan, célèbre théoricien de la communication, lequel apparaît en personne après une scène irrésistible où Allen ne supporte pas les attaques envers Fellini !

Allen n’oublie pas non plus de mettre en avant ce qui seront ses thèmes récurrents : les relations amoureuses (souvent chaotiques il est vrai), la condition juive, la psychanalyse, l’art et la mort. Mais ce qui reste le plus beau de l’histoire, c’est l’amour que porte Allen à sa ville, New York, qu’il parvient à magnifier comme personne, et dont la vision de la « Big Apple » est moins terne et violente que celle de Martin Scorsese. Via Annie Hall, Woody exprime pleinement son amour pour sa ville natale, filmant chaque coin de rue, chaque lieu public comme s’il s’agissait d’une merveille. Allen déclare également son amour pour New York en n’hésitant pas à la comparer à Los Angeles. Ville dépravée, sans âme, sans recherche (les maisons étant un patchwork de plusieurs styles) et superficielle, Beverly Hills n’est que le refuge d’un univers conditionné, où les émissions sont bidouillées, les producteurs organisant de gigantesques fêtes pour se taper des starlettes et sniffer de la cocaïne, et où même Noël perd de sa magie à cause d’un soleil de plomb. Néanmoins, Allen ne se masque pas la vérité : New York est sale, la météo n’est pas toujours excellente alors qu’en Californie, le soleil est là et les jolies filles aussi. Mais voilà, c’est viscéral, Woody n’est bien qu’à New York, berceau du cinéma indépendant. Pour preuve, dès qu’il est à Los Angeles il attrape la nausée… Un amour infini est donc établi entre Allen et sa ville, qu’il ne quitterait pour rien au monde, pas même Annie alias Diane Keaton… A noter que cet amour trouvera son apogée deux ans plus tard avec le magnifique Manhattan…

Woody Allen n’est certainement pas le cinéaste le plus aimé de son pays. Peut-être est-ce parce que son style, assez européen, s’adresse plus aux cinéphiles qu’aux autres, malgré la volonté d’Allen d’être accessible à tous. Annie Hall a pourtant propulsé le cinéaste au rang des cinéastes majeurs, puisque le film fut un joli succès public mais surtout critique, remportant 4 Oscars en 1978 (meilleur film, meilleur scénario, meilleur réalisateur et meilleure actrice) et une nomination de meilleur acteur pour Allen lui-même. Entièrement porté par le duo Allen-Keaton, tour à tour drôle et mélancolique, Annie Hall est le premier chef-d’œuvre du réalisateur, sorte de synthèse de tout son univers, et reste à l’heure actuelle l’un des sommets de sa carrière.

Note : *****

mercredi 4 octobre 2006

Le ciel peut attendre (Heaven can wait)


Il faut savoir que de tous les films de Lubitsch, Heaven can wait est probablement le plus amer du point de vue de sa conception : en effet, à l’époque, Lubitsch était très malade, et sentait sa fin prochaine arriver à grand pas (il fut finalement terrassé par une crise cardiaque 4 ans plus tard). A partir de ce fait, l’histoire de ce Dom Juan racontant son histoire au Diable semble être une forme d’exorcisme pour le cinéaste, lui-même grand amateur de femme.

Mais alors qu’il aurait pu sombrer dans un pathos absolu, Lubitsch conserve sa passion de la comédie sophistiquée, avec une légère acidité en profondeur, bref sa « Lubitsch’s touch ». Cette fameuse technique, art des sous-entendus, de l’ellipse (ici le point de ralliement étant les anniversaires du héros) et de l’allusion (majoritairement sexuelle), est aussi cet art de mettre le spectateur dans la confidence de ce qui arrive aux personnages, qu’ils ne soupçonnent pas mais que, lui, le spectateur, en complicité avec la caméra, saisit. Un exemple pour être plus clair : lorsque le héros revient, discrètement, d’une folle nuit : rien n’indique qu’il a fait la fête si ce n’est son costume de soirée (sans ce détail, le héros aurait tout aussi bien pu revenir d’une promenade matinale). C’est cette fameuse touche qui a fait du cinéma de Lubitsch un art très apprécié des cinéphiles. Remplie de métaphore et rythmée à la perfection, la réalisation de Lubitsch est en soi une véritable leçon de cinéma. Comme le disait François Truffaut : « Il n’y a pas dans tout Lubitsch un seul plan inutile ».

Si le film est une comédie sentimentale, il est surtout un conte immoral : s’il ne fait pas son éloge, Lubitsch ne critique pourtant pas l’infidélité de manière virulente, si bien que notre « héros » parvient à convaincre le Diable lui-même qu’il a sa place au Paradis. Dès lors, comment savoir si ce qu’on vient de voir était bien ou mal ? Lubitsch n’en a cure, préférant l’apologie de l’hédonisme et voulant réaliser un film simple avec des gens que l’on pourrait croiser n’importe où. Lubitsch expliquait d’ailleurs que son personnage principal « ne transmettait aucun message et n’avait aucun but. Le héros était un homme qui s’intéressait seulement à vivre bien et qui ne visait pas à accomplir quoi que ce soit de noble. Comme le studio me demandait pourquoi je voulais faire un tel film, j’ai répondu que j’avais l’intention de présenter aux spectateurs un certain nombre de gens, et que si ces spectateurs les trouvaient aimables, cela serait suffisant pour rencontrer le succès » (Filmculture, n°25, 1962).

De plus, Lubitsch continue ses attaques subtiles mais bougrement efficaces de ce qu’il déteste, en l’occurrence un milieu bourgeois très conservateur et ne visant que son propre profit.

Et pour jouer cet héros, c’est à Don Ameche que le cinéaste a fait appel. Si on se souvient tous de lui comme le vieillard de Cocoon ou le businessman d’Un fauteuil pour deux, il convient de voir sa prestation dans ce film pour ce rendre compte à quel point cet acteur a été sous-employé dans sa carrière. Doué pour la comédie mais tout aussi crédible dans les moments les plus dramatiques, il propose ici une palette d’émotions remarquable, et domine le film de sa seule présence, même s’il doit de temps à autre partager la couverture avec l’irrésistible Charles Coburn et la ravissante Gene Tierney.

Fable sur l’amour intemporel, Heaven can wait est à la fois une comédie sophistiquée, une histoire d’amour magnifique et un plaidoyer pour la propre défense de Lubitsch avant de nous quitter. Pour le coup, le ciel aurait pu attendre encore un peu…

Note : ****