vendredi 27 avril 2007

Shining


Parfois les films commerciaux sont de bons tremplins à ses thèmes, voire un exutoire quant à ses propres problèmes. Ce fut le cas pour Kubrick et son adaptation de Shining.

Après avoir cherché un bon sujet pendant deux ans, Kubrick découvre finalement l’œuvre de Stephen King, qui lui permet, comme il aime, d’insérer ses propres idées dans une histoire préétablie (comme ici le labyrinthe comme lieu de dénouement, alors que dans le livre l’hôtel prend feu). Il faut dire qu’avec cette histoire, Kubrick voit une approche originale et paranormale de la création artistique et de la décomposition de la cellule familiale…

Il obtient donc les droits et sans trop travailler avec King commence son tournage qui va durer plus d’un an. D’entrée de jeu, Kubrick projette Eraserhead à son équipe, pour montrer dans quel sens il veut que le film aille. Et il préviens d’emblée qu’il veut réaliser un tournage linéaire, autrement dit respecter l’ordre des scènes dans le scénario, ce qui va grandement compliquer le tournage. Pour ceux qui en doutaient, le mythe de la perfection refait vite surface : Kubrick multiplie les prises (127 fois une scène de Shelley Duvall, 120 fois celle de l’illumination de Scatman Crothers, 40 fois celle où il se fait tuer par Jack Torrance, près d’un an pour obtenir l’ouverture de l’ascenseur rempli de sang exactement comme il le voulait…), il utilise de vieux effets pour obtenir le plan qu’il désire (la scène où Dany croise les deux fillettes dans le couloir fut tournée en deux fois : Danny seul et les fillettes seules. En surimpression, les fillettes ressortent légèrement de l’image de la sorte, leur donnant un aspect plus fantomatique), il va même jusqu’à taper lui même les centaines de feuilles que découvre Wendy dans le bureau de Jack avec la célèbre phrase « All work and no play makes Jack a dull boy » (il en existe des versions en anglais, allemand, espagnol et français !).

Mais Kubrick reste attentionné à tout, surtout ses acteurs : compte tenu de son âge et de sa première expérience cinématographique, Danny Lloyd devient le protégé du cinéaste, si bien que l’enfant n’apprendra des années plus tard que Shining était un film d’horreur ! Inversement, Shelley Duvall n’a pas eu cette chance, Kubrick la poussant continuellement à bout pour avoir le meilleur résultat possible. Et bien qu’il se plaignait des changements quotidiens de scénario, Jack Nicholson eut une grande liberté d’improvisation : ainsi, l’idée de la balle qu’il lance quand il s’ennuie est de l’acteur, tout comme la célèbre réplique « Here’s Johnny ! » que Nicholson a simplement imité d’une émission de télévision américaine, le Tonight Show Starring Johnny Carson. L’avantage avec tout ça, c’est que Kubrick a pu obtenir de bonnes interprétations, à l’exception près que Shelley Duvall n’est pas crédible la plupart du temps et que Nicholson part un peu trop en roue libre par moment… Pour une fois, Kubrick le grand directeur d’acteur n’a pas réussi son coup.

Peut-être surveillait-il trop l’aspect technique de son film ? Il faut dire que, fidèle à sa réputation, Kubrick voulait employer les dernières technologies possibles. En l’occurrence, c’est la steadycam qu’il a rentabilisé, qui lui permettait de créer des séquences inoubliables à l’instar de ces tours en tricycle de Danny dans l’hôtel. Il s’amuse aussi à nager à contre-courant du genre, en filmant l’horreur non pas dans les ténèbres mais dans les lumières de l’hôtel et la neige immaculée. Enfin, il filme en ratio 1:37, format projeté en 1:33 à la télévision mais en 1:85 au cinéma : plus clairement, l’avantage de filmer en 1:37 c’est que le haut et le bas de l’écran sont masqués au cinéma, ce qui donne l’aspect « widescreen », mais ne le sont plus pour les formats télévisuels et vidéos. Est-ce pour tout cela que Kubrick a baissé son attention sur des détails comme l’ombre d’un hélicoptère dans le champ ou des erreurs de raccords flagrantes ? Etonnant de la part d’un cinéaste dont on clamait le perfectionnisme comme étant inégalable…

D’un point de vue psychologique, l’horreur provient surtout des décors, de la musique et de la dégradation progressive de Jack. L’hôtel, immense et vide, nous donne un sentiment de claustrophobie, et d’apprendre que des êtres surnaturels sont là ne nous aide pas à nous relaxer… Kubrick joue également avec le son tant avec les musiques angoissantes (dont une partie signée Ligeti, qui avait déjà composé la b.o. de 2001 : l’odyssée de l’espace) mais aussi avec ces silences lourds, quand un bruit anodin ne vient pas nous troubler (le bruit du tricycle par exemple). Enfin, on a beau savoir que tout se passe dans la tête de Jack (pour preuve, chaque fois qu’un fantôme lui apparaît, c’est devant un miroir ; n’est-ce donc pas le reflet de ses pensées que nous voyions ?) on est quand même pas rassuré avec le temps qui passe. Et les fans du cinéaste savent à quel point le film tenait du personnel pour Kubrick. « Vous savez, faire un film revient à s’isoler, à ne plus voir ce qui nous est proche. Cela vous prend tout entier, vous possède, vous réclame, et il est difficile d’y échapper. A un moment ou à un autre, on se demande si l’on ne devient pas fou, commandé par des forces invisibles. Faire un film impose une totale abnégation de soi, une complète disponibilité, et c’est la raison qui me pousse à m’enfermer, à m’isoler du monde extérieur. Dès qu’on devient imperméable à ce qui nous entoure, on ne reçoit plus la réalité en face, on bascule vers ces choses indéfinissables qu’on appelle la créativité. Dans ce sens, oui, je suis assez proche de Jack. »

Elu 9ème film le plus effrayant de tous les temps par Entertainment Weekly, Shining est bien plus qu’un film d’horreur, comme il fut péjorativement considéré à sa sortie ; il vient s’installer dans l’œuvre de Kubrick avec une totale adéquation de ses thèmes, de son style et, mieux encore, il est probablement l’un de es films les plus personnels quant à sa réflexion sur la vie et sur la mort. En un mot : chef-d’œuvre.

Note : ****

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