mercredi 11 avril 2007

Apocalypse Now


Les films de guerre sont souvent parsemés de scènes de batailles incroyables, de question d’honneur et de fraternité entre soldats quand une histoire d’amour brisée n’est pas en toile de fond. Voilà un résumé bien stéréotypé du genre, qui compte dans ses rangs des cinéastes qui ont forgé sa légende, à l’instar de Francis Ford Coppola avec Apocalypse Now.

Prévu pour durer 6 semaines, le tournage s’étale sur 16 mois, entre mars 1976 et août 1977. Situés aux Philippines, les plateaux de tournage subissent en vrac un ouragan, la crise cardiaque de Martin Sheen (cachée à la production par un Francis Ford Coppola terrifié à l'idée d'un arrêt du film) et des problèmes de drogues divers et variés. Décrit par de nombreux témoins comme de plus en plus mégalo et paranoïaque au fur et à mesure du tournage, Francis Ford Coppola investi une grande partie de son argent personnel dans l'aventure, menace à plusieurs reprises de se suicider et perd plus de 40 kilos. Le film bénéficie aussi de l'aide logistique accordée par le dictateur Ferdinand Marcos, qui dirige alors le pays. Le plus beau reste à venir : Brando, qui coûte une fortune et sur qui l’espoir du film repose, arrive en créant la surprise : énorme alors que son personnage doit être mince, il ne connaît ni son texte ni l’œuvre de Conrad ! Coppola fait répéter comme un dingue l’acteur avant de léguer la charge de la réalisation de ses scènes à Jerry Ziesmer, l’assistant-réal. Et ce n’est pas fini ! C’est l’heure du montage, et Coppola galère : 200 heures de rushes, des versions maniées et remaniées, bref le montage dure trois ans. Pour que son récit soit plus clair, Coppola fait appel à Joe Estevez, frère de Martin Sheen, pour en faire la voix-off. Beaucoup des dialogues sont à refaire aussi car inaudibles. Enfin, le film est prêt et est projeté à Cannes… où c’est l’hallucination collective, à tel point que le film partage la Palme d’Or avec Le Tambour de Schlöndorff. C’est le début de la gloire : 15 récompenses et 32 nominations à travers le monde et un statut de film culte sauvent le film du naufrage. Coppola n’est pas fini pour cette fois, mais à titre personnel il est traumatisé : il déclare en outre à Cannes que « Ce n'est pas un film sur le Vietnam, c'est le Vietnam ! », et ajoutera quelque temps plus tard « Après Apocalypse Now, j'ai réalisé que je ne serais plus jamais un jeune réalisateur. »

Il faut dire que le film n’a vraiment rien de classique : plus qu’un film de guerre, c’est une métaphore sur la vie, la mort, la souffrance, bref un voyage initiatique vers la connaissance de soi et du monde, comme dans l’œuvre de Conrad. Le côté psychédélique est renforcé par cette b.o. majestueuse, emprunte de musiques envoûtantes ou de la participation des Doors avec leur fameux This is the end sur lequel s’ouvre le film. D’ailleurs, en parlant de cette célèbre séquence où une forêt prend feu sous l’effet du napalm, ne peut-on pas y voir un avertissement comme étant un rêve de Willard ? Souvenez-vous, le temps de deux surimpressions, les hélicoptères laissent place au visage de Willard et aux pâles d’un ventilateur, comme si simplement Willard se souvenait de ce qu’il avait vécu et que, par la suite, nous vivions son cauchemar avec lui ; après tout, il est l’unique narrateur…

Le film s’inscrit dans le contexte de son époque en laissant une large place à la drogue, la sexualité non pas comme vecteurs de liberté mis plus comme une dépendance ; ironie de la part d’un cinéaste réputé libidineux et toxicomane à l’époque. Toujours est-il qu’à travers ces personnages types, du surfeur californien au jeune noir des quartiers pauvres, c’est l’Amérique entière que sonde Coppola, dénonçant le gouvernement d’avoir envoyé l’avenir de son pays dans un enfer autant physique que spirituel : Lance, le seul survivant du groupe, n’est-il pas bloqué dans un trip sans fin, dû à un abus de LSD ? Là où Coppola faiblit un peu c’est dans le discours de la plantation française, dénonçant les erreurs de la guerre du côté français en Indochine comme celui des Américains au Vietnam mais de manière trop dialoguée, via un débat entre gens de la haute mais qui hélas se laisse emporter par leurs émotions et parlent trop et trop vite, ce qui empêche le spectateur d’emmagasiner toutes ces informations alors que, de toute évidence, elles sont pertinentes.

C’est ce côté spirituel et moralisateur qui a plu, dénonçant de manière lyrique ce que Voyage au bout de l’enfer décrivait sans concession : la perte de repères et surtout de sa propre identité. L’avantage de Coppola c’est qu’en plus d’avoir cet esprit intellectuel, il a aussi cette notion d’esthétisme et de grandeur qui font d’Apocalypse Now un chef-d’œuvre : alors que tout le monde lui conseillait de la supprimer, il laisse cette scène devenue mythique de l’attaque des hélicoptères sur fond de Wagner ; il tire profit du physique énorme de Brando pour en faire une sorte de Bouddha de la jungle, renforçant l’aspect philosophique du film ; il n’est pas dénué d’un humour cynique consistant à faire engueuler des surfeurs sous le feu de l’ennemi ; enfin, dans la version Redux, la séquence très érotique entre Martin Sheen et Aurore Clément est filmée de manière quasi surnaturelle, psychédélique.

Le montage rend justice au film, privilégiant un rythme lent sur la durée si ce n’est la fameuse attaque des hélicoptères, réglée au millimètre près. Le reste du temps, le film pénètre en nous comme il se doit, comme Coppola le voulait, t nous empêche de quitter le film ne serait-ce qu’un instant au risque de manquer quelque chose d’essentiel. Il y a ce côté hypnotique dans le film, et ça les malheureux qui se sont arrachés les cheveux durant trois ans l’ont compris.

Enfin, que serait le film sans ses acteurs, tous plus surprenants les uns que les autres. Martin Sheen, héros du film, trouve là son meilleur rôle, proche de la réalité puisqu’il était réellement alcoolique à l’époque (la scène où il brise un miroir s’est réellement produite, et il a agressé physiquement Coppola un jour sous l’effet de la boisson) et tire implicitement profit de cette situation ; sa lente descente aux enfers, à la recherche de la vérité sur soi et sur le monde est aussi incroyable, finissant par perdre ses repères et ne plus savoir ce qu’il doit faire face au monstre sacré Kurtz, interprété par un vrai monstre sacré Marlon Brando, qui comme dit précédemment ne connaissait rien de son rôle ou de l’histoire et qui, pourtant, l’espace de quelques minutes, parvient à bouffer 3 heures de film par sa simple présence, par l’aura surnaturelle qu’il dégage et son physique impressionnant, où le simple fait de passer sa main sur son crâne rasé et transpirant est devenu une scène culte alors qu’il ne se passe rien. Rendons quand même justice au reste de l’équipe, de Laurence Fishburne (qui a menti sur son âge pour pouvoir être pris) à Frédéric Forrest sans oublier deux éléments incontournables : un Dennis Hopper s’autoparodiant presque par rapport Easy Rider en photographe junkie mais qui en a marre de l’être et un Robert Duvall inoubliable en officier déjanté, accro de surf jusqu’à en faire faire à se soldats sous le feu ennemi, sûrement officier de cavalerie dans une autre vie durant la guerre de Sécession (il n’y a qu’à voir le départ des hélicos avec un clairon sonnant la charge) et depuis devenu un personnage culte aux répliques tout aussi marquantes (« J’aime sentir l’odeur du napalm le matin, l’odeur de la victoire »).

Une œuvre dantesque, métaphysique, intellectuelle, baroque, violente, d’auteur qui a transformé Coppola en intouchable, en génie clair et confirmé mais aussi en cinéaste adulte comme il le dit lui-même, et un film qui a marqué plus d’une génération carrément l’Histoire du cinéma. Pour le plus grand bonheur des cinéphiles et des autres.

Note : *****

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