jeudi 15 février 2007

Barry Lyndon


Avec Barry Lyndon, Stanley Kubrick a envie de réaliser l’impossible : offrir le film le plus abouti sur le plan de la photographie auparavant. Comment ? En misant tout sur la lumière naturelle, bien plus efficace que l’artificielle qui fait perdre de sa superbe aux décors d’antan. Pour réaliser cette prouesse, Kubrick a cherché un objectif particulier dans le monde entier, et ce n’est qu’après plusieurs mois de recherche qu’il finit par en trouver un appartenant à la NASA avec une ouverture de diaphragme de 0,7 (50 mm. Zeiss, F 0.7). Il doit alors sacrifier la caméra Mitchell qu’il a achetée pour le tournage d'Orange mécanique afin de pouvoir y fixer cet objectif ; la mise au point de l’objectif prendra trois mois…

Bien qu’il y soit considéré comme un dieu, Stanley Kubrick n’a pas tous les pouvoirs chez Warner Bros. Ceux-ci acceptent de financer le film, bien plus casse-gueule qu’Orange Mécanique, à condition que Kubrick choisissent un acteur repris dans le Top 10 Box Office Star (sorte de grille où l’on classe les acteurs les plus bankables du moment). Qui convienne au film, il n’en sort que deux : Robert Redford, qui décline le rôle, et Ryan O’Neal, fort du succès de Love Story et qui trouvait là sa seule occasion de figurer dans ce Top 10… Enfin prêt, Kubrick se lance dans l’aventure qui va durer 300 jours de tournage, deux arrêts importants, une augmentation de budget de 11 millions de dollars, des menaces de mort de l’IRA et le remplacement d’un acteur viré par Hardy Krüger. Pour un résultat optimal, Kubrick copie Sergio Leone et diffuse de la musique tout au long du tournage pour manipuler plus facilement les émotions de ses acteurs (Leone avait fait de même pour Il était une fois dans l’Ouest). Perfectionniste, Kubrick élabore chaque plan pour qu’il soit parfait, et le montage est laborieux : il faudra 42 jours pour le duel entre Barry et Lord Bullingdon !

A sa sortie, le film est un échec, les critiques américains se ridiculisant en massacrant le film et les critiques européens ne sauvant que sa beauté plastique, n’hésitant pas à recourir au terme du « plus beau film jamais réalisé ». Cet échec ternit l’aura du maître auprès des studios, et une partie du public ne comprend pas comment Kubrick a pu réaliser un film aussi ennuyeux, 2001 : l’odyssée de l’espace n’étant pas tombé dans ce piège. Bien qu’il se rattrapât par la suite, Barry Lyndon allait être un tournant dans la carrière de Kubrick qui, une fois pour toute, allait opter pour un système de narration plus populaire comme Shining ou Full Metal Jacket, même si Eyes Wide Shut tentait de retrouver un peu du style ancien.

Toujours est-il que plus de 30 ans après sa sortie, Barry Lyndon mérite amplement d’être reconsidéré : souvent applaudi pour ses qualités esthétiques en oubliant le reste, ce film est pourtant une étape fondamentale dans l’exploration de l’univers kubrickien, en totale adéquation avec les films précédents et surtout Orange Mécanique.

Contrairement à la légende, le film a utilisé des lumières artificielles, même si dans l’ensemble ce sont bien les naturelles, et surtout ces fameuses bougies, qui furent employées. Bien que le rendu visuel soit incroyable, il y a une contrainte : vu la sensibilité du focus, les acteurs ne pouvaient pas trop bouger sur l’écran, de peur de devenir flous, ce qui rendait leurs jeux un peu statiques – l’une des nombreuses critiques du film. Métaphore du film : l'aspect esthétique brille de milliers d'éclats, d'une splendeur sans nom, comme pour illustrer le mode de vie de la bourgeoisie de l'époque : une classe sociale luxuriante, éclatante mais d'un manque évident de profondeur, ce qui n'est pas le cas de ce film ; à travers le destin tragique de cet arriviste de Redmond Barry, Kubrick critique ouvertement une société décadente, superficielle et morose, avec autant de finesse et de brio que ne l'a fait Oscar Wilde dans son Portrait de Dorian Gray. Mais à la différence de Wilde, Kubrick ne voit rien de passionnant à raconter, c'est pourquoi il opte pour un mode de narration lent, très lent, comme l'écoulement du temps pour la veuve Lyndon. Kubrick joue par ailleurs avec cette lenteur et une certaine froideur dans sa mise en scène pour empêcher le spectateur de prendre parti pour Barry, contrairement au personnage d’Alex dans Orange Mécanique. Enfin, il faut noter avec quelle intelligence Kubrick exploite le zoom pour donner une impression de peinture à ses plans, tout comme cela nous permet à nouveau de nous éloigner des personnages. Une distanciation enfin achevée par une voix-off qui étouffe l’émotion soit en expliquant ce que l’on voit à l’image soit en annonçant les événements à venir.

Pour rester à Orange Mécanique, deux anecdotes amusantes : la première consiste à reconnaître la Sarabande d’Haendel arrangée électroniquement lorsque Alex rentre chez lui au début du film ; l’autre est le nom d’un peintre qui fascine Barry et qui s’appelle… Ludovico Cardi. Autre chose : bien que le contraste (visuel, sonore et temporel) entre les deux films soit immense, il faut un rapport commun sur la notion de perte de liberté lorsque l’on plonge un individu dans un monde qui ne lui appartient pas. Autant Alex était perdu lorsqu’il passa de sa nature sauvage à la civilisation réductrice (le traitement), autant Barry se laisse emporter dans les tourbillons infernaux de la haute bourgeoisie, lui enfant de ferme… La déshumanisation, d’une manière ou d’une autre, au centre de l’œuvre du cinéaste, est à nouveau un point fort du film, tout comme la guerre.

On le sait, Kubrick a toujours méprisé la guerre comme il vouait une fascination improbable aux soldats. Ne disait-il pas déjà à l’époque des Sentiers de la gloire : « Le soldat est fascinant parce que toutes les circonstances qui l'entourent sont chargées d'une sorte d'hystérie. Malgré toute son horreur, la guerre est le drame à l'état pur car elle est l'une des rares situations où les hommes peuvent encore se lever et parler pour les principes qu'ils pensent leurs. Le criminel et le soldat ont au moins cette vertu d'être pour ou contre quelque chose dans un monde où tant de gens ont appris à accepter une grise nullité, à affecter une gamme mensongère de pose afin qu'on les juge normaux ? Il est difficile de dire qui est pris dans la plus vaste conspiration: le criminel, le soldat ou nous ». Présent dans la moitié de ses films, sous une forme ou l’autre, ce thème était l’apothéose de l’esprit nihiliste et autodestructeur des personnages kubrickiens, comme on peut l’observer ici où Barry, Irlandais d’origine, rejoint l’armée anglaise avant de déserter et de travailler pour l’armée prusse.

Si Kubrick rejetait la psychanalyse et Freud, il ne rejetait pas pour autant la psychologie fondamentale de l'homme qui devait expliquer non pas les causes des faits mais leurs conséquences : Kubrick démontre ainsi la destruction de la vie de Barry Lyndon dans la luxure et le jeu, destruction qu'il applique aussi à Lady Lyndon en lui enlevant son fils ; juste retour des choses, Barry reçoit sa propre destruction quand son fils meurt, souffrance bien plus grande que celle de Lady Lyndon dont le fils est lui en vie. L'éclatement interne d'une société corrompue et pervertie, voilà ce que Kubrick voulait sans doute mettre en images. Enfin, la performance de Ryan O’Neal est si impressionnante que c’est Kubrick qui en aura le mérite ; il faut dire que par après, l’acteur sera souvent insipide, mais ici il est d’une telle justesse, à la fois sensible et psychologique, tout en intériorisation, qu’il parvient à être présent tout au long du film sans nous agacer, ravissant la vedette à ses camarades dont la jolie et en l’occurrence mélancolique Marisa Berenson.

Note : *****

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