lundi 4 février 2008

Le mécano de la General (The General)


Il est amusant de voir que, de nos jours, les gens retiennent plus facilement le nom de Charlie Chaplin que celui de Buster Keaton, alors que les deux hommes, si différents soient-ils, ont été les maîtres incontestés du burlesque et ont, l’un comme l’autre, traversé les âges. Le mécano de la General le prouve, en s’inscrivant comme l’un des chefs-d’œuvre de Keaton.

La genèse du film est à elle seule toute une histoire. En 1926, alors qu’il a tout juste 30 ans et déjà quelques chefs-d’œuvre au compteur (dans les longs métrages : Sherlock Jr et The Navigator), Buster Keaton obtient pour son prochain film le budget colossal de 400 000 dollars par le producteur Joesph Schenk. Cet argent, Keaton va l’utiliser tant bien que mal pour faire un film jamais vu : en deux mois, la ville de Marietta est construite pour les besoins du tournage. A défaut de pouvoir obtenir la véritable General, Keaton fait construire deux répliques parfaites de la locomotive originale, équipées toutes deux de chaudière à bois (une douzaine d’incendies provoqués par les étincelles jaillies de ces chaudières ralentiront le tournage et coûteront à la production 50 000 dollars de dommages auprès des riverains). Près d’un tiers du budget est utilisé pour engager 15 000 figurants dans la population locale. Une compagnie entière de la garde nationale de l’Oregon est d’ailleurs mobilisée pour jouer les soldats (Keaton les habillaient d’abord en confédérés et les faisaient chargés dans un sens, puis leurs donnaient les vêtements des soldats de l’Union et les faisaient charger dans le sens opposé). Enfin, Keaton n’hésite pas à filmer le plan le plus cher de l’histoire du cinéma muet : la destruction du pont, à la fin du film, qui coûte à elle seule près de 42 000 dollars.

Le film sort aux Etats-Unis le 5 février 1927, mais sa réputation de désastre financier le condamne à un échec commercial sans appel. La carrière de Keaton en prend un coup, et l’ « homme qui ne riait jamais » verra ses ambitions réduites dans ses prochains films, avant de disparaître avec l’avènement du parlant. Il faudra attendre des années avant que le film préféré de Keaton ne soit reconnu à sa juste valeur : d’abord objet d’un remake en 1956, il sera le premier film à faire partie du National Film Registry et par la même occasion à bénéficier du National Film Preservation Act (dont le but est d’identifier et de préserver des « films étant culturellement, historiquement ou esthétiquement importants ») avant que Première ne le proclame l’une des 50 plus grandes comédies de tous les temps en 2006, et que l’American Film Institute le place 18ème dans le top 100 des plus grands films de tous les temps.

Au fil des années, il semblerait que ce film se bonifie. Non seulement l’humour ne vieillit pas, mais en plus avec les recherches menées en matière d’histoire du cinéma, il est possible de voir les richesses insoupçonnées de The General enfin révélées.

En matière de burlesque, le film utilise point par point les éléments récurrents du genre : un personnage principal décalé faussement innocent, des détournements d’objets, de l’absurde, des slapsticks, des gags machiniques et surtout, le point fort de Buster Keaton, une utilisation très particulière du corps. Plus encore que Chaplin, Keaton utilise son corps comme un outil, capable d’en faire un instrument drôle au possible mais également de le pousser à des limites assez dangereuses : marcher sur le toit d’un train, traverser un pont en flammes ou encore effectuer des cascades très périlleuses. Cette fois encore, Keaton prouve qu’il était un athlète, un cascadeur autant qu’un comique. Il faut dire que ses gags, dans ce film comme dans les autres, se fondent souvent sur une accumulation d’incidents impliquant des véhicules incontrôlables, et ici en l’occurrence la performance est épatante.

En matière de film muet, on peut observer que le film utilise bon nombre d’éléments récurrents dans les films des premiers temps (ceux des 20 première années du cinéma) : courses-poursuites, vues ferroviaires (initiées par L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat) et panoramiques (la caméra étant embarquée à bord d’un véhicule, souvent un train, en déplacement) et vues attentatoires (des images agressent le spectateur, comme un train fonçant sur lui) sont autant de « genres » présents dans le cinéma des premiers temps que Keaton, de manière habile, réussit à mixer au burlesque.

Il faut dire que la réalisation de Keaton est assez riche (de nombreuses variations d’angles, malgré un nombre restreint de lieux d’action (la locomotive principalement)) et assez étudiée (chaque plan du film fut composé d'après les clichés de Matthew Brady, un photographe de la Guerre de Sécession) pour que cette histoire, basée sur des faits réels qui plus est, captive le spectateur. Se différenciant de Chaplin en évitant le mélodrame (il n’y a qu’à voir cette scène de dispute entre le mécano et sa fiancée, tournée en dérision), Keaton mise surtout sur un humour d’action et un humour subtil ; plus que de se moquer des méchants, c’est l’absurde qui l’emporte chez Keaton, comme lors de cette séquence irrésistible où, voyant sa fiancée charger la chaudière de la locomotive avec un manche de brosse, le mécano lui propose une brindille avant d’étrangler sa promise – et quand même de l’embrasser. Une autre scène montrera comment, par un concours de circonstances totalement absurdes, le mécano tuera un soldat ennemi qui vient juste de décimer une batterie d’artillerie.

Drôle de bout en bout, maîtrisé dans sa réalisation autant que dans l’interprétation de Keaton, The General s’inscrit donc dans l’histoire du cinéma autant comme une œuvre burlesque aboutie que comme un catalogue filmique de toute une génération de films précédente. Ce n’est même plus un chef-d’œuvre : c’est un classique incontournable.

Note : *****

1 Comment:

Eeguab said...

Admirable mécanique sur tous les plans.Je redécouvre régulièrement cette merveille.